Maria Routier de Granval (Piorska)
Maria Amelia Francisca Dolores Piorska est née à Lima (Pérou) le 17 février 1847. De son Amérique du Sud natale rien ne semblait la destiner à se rendre en Nouvelle-Calédonie. Et pourtant ! Une suite d’évènements assez improbable mènera cette dame à devenir une personnalité connue et importante des communes du centre, à Bourail et à Poya, où elle laissera sa marque dans la Nouvelle-Calédonie des années 1890 – 1920.
Mais avant la Nouvelle-Calédonie, la future Madame de Granval a eu une vie. Une vie riche en évènements et en voyage, aidée, il faut le dire par son statut social et son ascendance nobiliaire. En effet, Maria semble-t-il, si l’on en croit la légende familiale qu’a rapportée Pauline De Aranda Fouché (sa fille, qui est également une grande figure féminine Calédonienne), le nom de jeune fille « Piorska » / « Piorkque » aurait été inventé de toute part vers les années 1770 – 1780 pour son grand-père paternel, caché et élevé secrètement en France (dans un château), qui ne parlait que le Polonais. Le véritable nom de famille de celui-ci n’aurait jamais été révélé, mais il aurait eu une parenté étroite avec Auguste III, roi de Pologne.
Si cette légende familiale sur l’ascendance de Maria Piorska n’est pas vérifiable, on en sait en revanche beaucoup plus sur son parcours personnel. Ainsi, en 1881, Maria épouse, en rapport avec son rang social Fernando de Aranda Carvajal y Salazar Alvarez de Sotomayor y Mendoza, lui-même fils naturel (hors mariage) d’un Grand d’Espagne, Fernando de Aranda y Salazar, le comte d’Humanes (localité proche de Madrid).
De cette union naîtra en 1882 sa fille, Pauline De Aranda, qui aura aussi une destinée remarquable en Nouvelle-Calédonie. Fernando, musicien de renom en France, sera remarqué en 1886 par l’élite de l’Empire Ottoman, qui le recrutera pour déménager dans la Turquie actuelle et se produire là-bas. Si l’on ne connaît pas les raisons précise des désaccords entre les époux, il semble que ce départ pour l’Orient ait causé leur séparation.
Cette séparation entre Maria et son premier époux sera décisive. En effet, deux ans plus tard, en 1888, Ernest Routier de Granval, colon réunionnais venu s’installer en Nouvelle-Calédonie avec la vague d’immigration réunionnaise des années 1860-1870 et grand propriétaire terrien à Poya, alors en métropole pour affaire, fait la rencontre de Maria, et se marie avec elle.
Le destin frappera d’une manière cruelle et inattendue : à peine trois mois après leur mariage, Ernest décède subitement. Sans héritier, c’est Maria Piorska, à présent Madame Routier de Granval qui récupère la propriété (qu’elle rachète, car leur mariage était sous séparation de biens).
Mais avec une fille encore jeune, et ne connaissant pas la Nouvelle-Calédonie, elle reste en métropole pour veiller à la bonne éducation de sa vie dans l’élite parisienne de l’époque.
Quelques années plus tard, en 1896, le gouverneur Feillet fait la rencontre de Madame Routier de Grandval et parvient à la convaincre de mettre en valeur les terres dont elle est propriétaire et de se lancer dans l’exploitation de celles-ci.
C’est ainsi que commence l’aventure Calédonienne pour la jeune Pauline et sa mère plus expérimentée. Elles font le voyage à bord de l’Armand Behic avec le gouverneur Feillet. Nos deux pionnières aventureuses s’installent d’abord à Poya en 1897, où pendant 7 années Maria apprend les difficultés de l’exploitation agricole dans le centre de la Nouvelle-Calédonie, menant une existence austère dans une brousse calédonienne sans route et aux communications difficiles.
Les informations sur leur période d’activité à Poya sont assez minces, mais on sait que Maria et sa fille Pauline ont tenté de mettre en valeur les terres qu’elles possédaient, en dépit des difficultés qu’elles ont rencontrées. Une anecdote toutefois permet de remettre en perspective l’aura de noblesse que devait dégager Madame Routier de Grandval : en 1898, le condamné Jean-Baptiste Delfaut, alors déployé pour travailler à Poya a écrit un long poème flatteur à l’égard de la comtesse du bout du monde :
Ce n’est pas la beauté que mon regard contemple,
C’est la vertu, l’honneur, le devoir et l’exemple,
Je n’ai jamais aux grands prodigués mes concerts,
Ce n’est qu’aux braves cœurs que vont toujours mes vers […]
Vous faites des heureux, mais aussi que d’ingrats !
Combien traitent, hélas, vos projets de folie !
Vous rêvez de peupler dans cette colonie,
Un désert, pour tous ceux que le sort y jeta,
Et vous avez choisi pour votre œuvre… Poya !
Je ne sais si jamais cette terre inclémente
Aux mains du laboureur deviendra fécondante,
Et si, bravant l’ennui de ces tristes climats,
Quelques hardis colons voudront suivre vos pas,
Mais vous aurez tout fait pour que l’œuvre surgisse,
Et pour vous être, ô femme offerte en sacrifice […]
Ce poème, l’exilée de Poya, un hommage à Madame de Grandval, est un témoignage en prose des difficultés que notre pionnière de l’intérieur a dû rencontrer dans ses projets, et nous donne une idée de la force de caractère du personnage, qui n’a jamais renoncé face à l’adversité. Adversité qui n’était pas seulement due au climat si l’on en croit la notice bibliographique du père O’Reilly dans son livre « Calédoniens » : « […] Elle y arrive [en Nouvelle-Calédonie] avec un chef de culture, M. Cornet-Cernaud, qui lui suscitera des ennuis. ».
Dans un milieu extrêmement rude et machiste, Madame Routier de Grandval a dû composer avec une brousse calédonienne peu habituée à ce que des femmes dirigent. Bien que nous n’ayons pas plus de détail sur les désaccords entre les deux, il est probable que des considérations machistes n’aient pas aidées les bonnes relations entre le chef de culture et sa patronne.
Le Père O’Reilly poursuit et nous donne d’autres détails sur l’aventure de celle qu’il nomme Dolores Piorska : « […] Avec le gérant Alexandre Maillard, elle fera du café, du blé, élèvera du bétail, demeurant tour à tour sept ans à Poya – propriété qui passera aux Berge – et quinze ans à Bourail. Très dévouée aux gens du pays où elle veut introduire de nouvelles cultures et des méthodes plus rationnelle, elle créée l’Œuvre des fermières. […] »
En effet après 7 années de présence à Poya, Maria Dolorès Routier de Granval décide de céder sa propriété à la famille Berge pour tenter l’aventure à Bourail. Ce changement de cap est impulsé par le changement de situation de sa fille Pauline de Aranda qui se marie à Nouméa le 16 mars 1903 avec le géomètre Julien Belet, nommé à Bourail. Pauline De Aranda résume elle-même ainsi la situation dans son ouvrage « A mes enfants calédoniens » : « […] A la fin de 1904, le jeune ménage vint s’installer à Bourail, point plus central ; et madame de Grandval l’accompagna, désespérée à la pensée de voir s’éloigner sa petite-fille, Alice, née à Poya le 26 février 1904. Le 7 avril 1906 naquit René Belet. […] »
Pauline de Aranda Fouché décide d’utiliser volontairement cette gravure de Marc le Goupils dans son ouvrage (« A mes enfants calédoniens ») pour illustrer le quotidien difficile de parcours à cheval qu’elle a vécu, ce qui semble refléter une certaine réalité qu’ont du connaître Pauline et sa mère, Maria Routier de Grandval. Par ailleurs d’après Les Nouvelles Calédoniennes (article de 1977 par Jacqueline Senes), Pauline (et donc sa mère Maria) avaient pour « plus proches voisines « Les Demoiselles Le Goupils » ». |
Désireuse de rester proche de sa famille, Maria déménage à Bourail. Toujours attachée à produire des cultures et tenir la propriété, s’occupant aussi de ses petits-enfants en tant que grand-mère attentive, Maria Dolores s’occupe aussi des désœuvrés de la commune de Bourail et tente de prendre soin de ses habitants les plus atypiques.
Ainsi dans un article des Nouvelles Calédoniennes de 1977, Jacqueline Senes nous apprend la découverte d’un manuscrit de Pauline de Aranda, « le petit livre noir », qui évoque les aventures de Mme Routier de Granval et de sa fille à Poya et à Bourail dans les années 1890 – 1900. Ainsi on apprend que nos deux aventurières rencontrent des personnages rocambolesques, des véritables célébrités du coin, tels que L’Horloger de Bourail, accusé d’être un pyromane meurtrier mais aussi soupçonné d’être riche voire secrètement noble, ou encore Canard le réparateur de piano qui fait le tour de la Nouvelle-Calédonie qui rend visite à chaque fois qu’il passe à Bourail à la fameuse Mère Cri Cri au destin tragique.
Madame de Granval a continué à s’intéresser à l’agriculture, et a même tenté d’améliorer les moyens et les méthodes agricoles via l’établissement d’une structure collective, l’Œuvre des fermières, qui a été abondamment commentée et étudiée par Jerry Delathière.
Ce besoin soudain naît d’une période difficile : accentuée par des évènements climatiques tout au long de la décennie 1900 – 1910 (inondations, sécheresses, invasions de sauterelles…), en 1909 sévit dans la région de Bourail une grave crise agricole, qui touche une majorité d’agriculteurs. Pour couronner le tout, à cette époque, c’est la fin du bagne de Bourail qui entraîne le départ des travailleurs de cette branche, donc une diminution de la population et de la consommation locale.
Des mots mêmes de Mme Routier de Granval, mais aussi de Mme Mayet Elmire (une grande dame de la région qui participera à plusieurs concours agricoles et deviendra chevalier agricole) : « Nous ne voyons que gêne, soucis, dettes. Nous avons approfondi les causes de cet état voisin de la misère : nous avons constaté le découragement, la désespérance »
Cette déclaration fait partie d’une communication publique, directement dans le journal de la brousse de l’époque, Le Bulletin du Commerce du 6 mars 1909 et dont le titre de l’article publié ne laisse aucun doute : « Appel pour la création de l’Œuvre des fermières de Bourail ».
Cette structure, à la croisée des chemins de beaucoup d’intentions, entre mise en production collectiviste, tentative de contrôle du marché, association caritative et plan de développement voire plan de relance de l’économie municipale, est quasi-intégralement à l’initiative d’un collectif de femmes : non seulement les têtes d’affiches publiques que sont Mmes de Granval et Elmire, mais aussi d’autres femmes moins connues, des amies ou encore des femmes de colons.
Pleines de bonnes intentions elles annoncent publiquement leurs objectifs : « […] Son but est de :
1°) Se procurer l’outillage agricole et industriel qui lui est indispensable pour l’exploitation de notre sol ;
2°) De devenir l’intermédiaire entre l’offre et la demande. Il y a ici beaucoup de capacités ignorées, sans moyen de se faire connaître et apprécier ;
3°) De créer pour les cinq cent enfants de notre centre une école agricole et industrielle ;
4°) D’obtenir de l’Administration pénitentiaire la jouissance d’une partie des locaux qu’elle abandonne dans notre 3è arrondissement, notamment l’hôpital, le magasin des subsistances et divers autres immeubles aux mêmes conditions offertes à la Municipalité qui les a refusés »
Jerry Delathière y adjoint ce commentaire : « Incontestablement, cette initiative naît du retrait de la Pénitentiaire du centre et du difficile constat de la réalité économique qu’a suscité ce départ en s’ajoutant à la crise. Elle a essentiellement une vocation sociale et se veut tournée en priorité vers « les petits agriculteurs », les « déshérités », entendons par là les concessionnaires pénaux et les tribus ».
Malheureusement, la cause même de la grave crise qui sévit, à savoir les difficultés climatiques vont de nouveau sévir. Si pendant 3 années durant, entre 1908 et 1910, des premières démarches pour mettre en place l’Œuvre des fermières jusqu’à la deuxième année d’exploitation des cultures sous leurs recommandations, notre conglomérat de femmes bouraillaises va tenter l’impossible pour tenter de relancer la machine agricole, cela ne sera malheureusement pas suffisant.
En effet, de terribles sécheresses viennent anéantir leurs initiatives en 1909 et 1910, tandis que la colonie est alors au plus profond d’une crise économique qui la met au bord de la cessation de paiement, empêchant le gouverneur Richard pourtant très favorable à ce collectif de dames volontaires de pouvoir leur accorder des finances qui auraient été bienvenues.
Si cette tentative échoua, elle laissera le souvenir de femmes courageuses qui, armées de bonnes intentions et prêtes à donner de leur personne, auront tenté d’inverser le cours du destin et de sauver leur commune.
Jusqu’au crépuscule de son existence, elle a continué à s’occuper de sa propriété, sans doute avec l’intervention grandissante de Pauline de Aranda, alors encore dans la force de l’âge, puisque celle-ci déclare : « Pendant quinze ans, les huit heures à cheval nécessaire au trajet furent une source de fatigues extrêmes […] huit heures de route par des sentiers à peine tracés, de traverser des rivières à gué ainsi que des fondrières où le cheval s’embourbait jusqu’au poitrail. Il était pourtant nécessaire de surveiller la propriété, malgré la présence d’un très bon gérant […] Un jour de pluie battante, elle faillit se noyer avec son cheval en traversant des rivières transformées en fleuves au courant rapide et limoneux. La mort l’épargna. Ainsi qu’en bien d’autres circonstances. […] »
En 1919, une nouvelle fois, la famille Belet – Routier de Granval déménage : le mari de Pauline, Lucien Belet devient chef du service topographique par intérim, ce qui signifie qu’un départ à Nouméa s’impose. Une nouvelle fois, Maria Dolores Routier de Granval fait partie des bagages et revient à la capitale pour continuer à veiller sur sa fille et ses petits-enfants.
Mais à plus de 70 ans passés, et avec une vie bien riche en évènements, l’énergie de Maria Dolores Piorska va diminuant, et quelques années après, elle s’éteint paisiblement en 1923. Pauline s’en souvient ainsi : « en 1923, le 20 avril, madame de Grandval décédait. Le tout Nouméa défila devant son corps, chacun conserva le souvenir de la beauté morale et physique de la morte »
Pour terminer ce portrait d’une façon positive cependant, nous laisserons la dernière citation à Jacqueline Senes. Probablement plus proche du cliché voire de la légende que de leur quotidien, il est à peu près certain que l’imaginaire collectif qu’ont laissé l’Exilée de Poya et sa fille devait ressembler à cette description :
« Voilà donc les grandes figures de Bourail [L’horloger de Bourail, Mère Cri-Cri…] que connaîtra Pauline quand, petite fille encore, elle accompagnait sa mère, la Comtesse de Poya, tant dans les salons de la Haute Administration que dans les rues boueuses des villages.
Quel conte baroque autour de ces deux femmes jetées dans une cambuse en peau de niaouli, toutes deux fascinées et par les échos du pénitencier et par l’ardent poème des Mines d’Or dont elles essaieront de chercher les gîtes jusque dans les Iles du Nord.
Car le manuscrit de Pauline prendra toute sa valeur quand vous saurez de qui descend cette femme intrépide, l’aventure qu’elle connut aux Bélep à la poursuite des filons d’or, et le mystère qui planait sur sa comtesse-de-maman, noble dame péruvienne devenue maîtresse d’un domaine calédonien, couvert de manguiers, où travaillaient les boys nus et noirs avec des barres à mines de bois dur »
Si certains de ses efforts n’ont pas été couronnés de succès, le plus grand héritage qu’elle aura laissé à la Nouvelle-Calédonie aura sans doute été le modèle de femme intrépide qui a inspiré sa fille, Pauline de Aranda-Fouché, qui elle aussi connaîtra elle aussi un destin remarquable, qui, comme sa mère, aura tenté de développer la Nouvelle-Calédonie et ira plus loin encore dans l’action publique : entrée en politique, combats féministes…
Sources :
- « A mes enfants calédoniens » – Pauline de Aranda-Fouché, édité par le Centre de Documentation Pédagogique de Nouvelle-Calédonie (CDPNC), 2003.
- « La Mine d’Or par Pauline de Aranda-Fouché, suivi de Avec Pauline par Michel Soulard – De l’or à Belep ? », réédition du texte de 1944 avec ajout d’un commentaire Historique par Michel Soulard aux éditions Humanis, 2016.
- « Le centre de Bourail au début du XXè siècle – L’Œuvre des fermières de Bourail », Bulletin de la société d’Etudes Historiques de Nouvelle Calédonie, N°150, Jerry Delathière, 1er trimestre 2007
- 4Num 15, Les Nouvelles Calédoniennes, édition du 29/09/1977, Service des Archives de la Nouvelle-Calédonie
- « Histoire d’Histoires – Poya, origines partagées », reportage télévisé de Caledonia avec le studio Open Tuning Productions, 2019
- Page Wikipédia de « Aranda Pacha » (Fernando de Aranda anobli dans l’Empire Ottoman).
- « Nouméa, Nouvelle-Calédonie 1900 – Colons, Canaques, Coolies », Ouvrage collectif de Christiane Terrier, Véronique de France et Evelyne Henriot en association avec la ville de Nouméa, 2014
- 1E20-104, Etat-Civil de Nouméa, Service des Archives de la Nouvelle-Calédonie
- 1E3-39, Etat-Civil de Bourail, Service des Archives de la Nouvelle-Calédonie
- Avec l’aimable participation de la Direction de la Culture de la ville de Nouméa, un grand merci !