82 83 Pour une éducation à l’égalité des genres / Guide de survie en milieu sexiste (Tome 1) Autre historien français, spécialiste de la Grèce ancienne, Pierre Vidal- NaquetB réfute lui aussi l’idée que la société antique grecque a été précédée par des gynécocraties, ainsi que l’affirmait Johann Jacob BachofenB. Pour lui, les mythes grecs présentant des sociétés où les femmes détiennent le pouvoir, qu’il s’agisse des Amazones ou des cultes de Déméter, avaient pour fonction de présenter une image inversée de la société grecque antique, très excluante pour les femmes, afin de contribuer à légitimer le système en place. 85 Au-delà de l’ouvrage de Johann Jacob BachofenB, la théorie des sociétés matriarcales primitives est aussi alimentée par l’hypothèse de l’existence d’une religion centrée sur le culte de la féminité et d’une Déesse-Mère au Néolithique (vers 9000-3300 avant notre ère). Cette théorie est notamment soutenue par l’archéologue et préhistorienne américaine Marija GimbutasB : elle s’appuie sur l’analyse des vestiges de très nombreuses statuettes représentant des corps féminins aux caractères sexuels hypertrophiés (hanches, seins, ventre), aussi appelées «Vénus paléolithiques». À la suite de fouilles archéologiques effectuées en Europe méditerranéenne, Marija GimbutasB présente sa thèse d’une civilisation pré-indo-européenne qu’elle appelle «culture préhistorique de la Déesse» et qui aurait existé du début du Paléolithique supérieur (entre 45000 et 10000 ans avant notre ère) jusque vers -3000, quand le patriarcat se serait peu à peu institué pour la remplacer. 86 Selon Marija GimbutasB, il aurait ainsi existé une société européenne primitive, de type matriarcal, articulée autour du culte d’une Déesse-Mère: elle était pacifique, respectait les homosexuel-le-s et favorisait la mise en commun des biens. Marija GimbutasB préfère d’ailleurs le terme «matrilocale» pour désigner cette société, car les fouilles révèlent selon elle des données ne correspondant pas avec ce qu’on entend généralement par «matriarcat» (en référence à une gynécocratie). Les tribus des Kourganes (peuples des steppes d’Asie centrale) auraient, en migrant vers l’Europe méditerranéenne, imposé aux populations matriarcales indigènes un système hiérarchique guerrier: la culture patriarcale de l’Âge du Bronze aurait ainsi supplanté la société matrilocale primitive. La théorie de Marija GimbutasB connaît, à la parution de ses livres, autant de louanges que de critiques. L’archéologue Andrew FlemingB critique ainsi son interprétation « trop libre» du symbolisme ornemental des statuettes préhistoriques retrouvées : les spirales, cercles et points marqués sur la pierre polie ne seraient pas des symboles d’yeux, plusieurs figurines seraient asexuées, contrairement aux affirmations de Marija GimbutasB. Andrew FlemingB rejette aussi l’identification de certaines figurines féminines à des effigies de déesse. 87 Certain-e-s archéologues et anthropologues reprochent à Marija GimbutasB d’avoir focalisé ses recherches sur l’interprétation des statuettes et d’avoir mis de côté l’analyse des viatiques (en archéologie, le viatique est l’ensemble des objets associés aux pratiques funéraires) trouvés dans les tombes. D’autres encore mettent en cause l’analyse exclusive qu’elle fait des figurines féminines, car les fouilles ont aussi révélé quantité de figurines masculines ou asexuées sur les mêmes sites. Peter UckoB estime, lui, que les idoles de fertilité de Marija GimbutasB sont de simples poupées et jouets du Néolithique... Selon le préhistorien Alain TestartB, rien, dans ce qui a été découvert sur les sites de fouilles, ne permet de tirer de conclusions ni sur la place des femmes dans ces sociétés primitives, ni sur un éventuel culte d’une Déesse-Mère. Ni les tombes, ni les plans de villages, ni les vestiges, ne donnent d’éléments fiables à ce sujet. Il n’y a non plus aucune certitude quant à savoir si ce sont des femmes ou des hommes qui ont réalisé les statuettes, ni quelles étaient leurs fonctions. À ce stade, les scientifiques ne peuvent donc que formuler des hypothèses, qui différeront en fonction de l’interprétation donnée par chacun-e. 88 «Les seuls exemples que l’on a (des sociétés matriarcales) sont mythiques. Des sociétés où le pouvoir serait entre les mains des femmes avec des hommes dominés n’existent pas et n’ont jamais existé. (...) Il n’y a pas de sociétés matriarcales, parce que le modèle archaïque dominant sur toute la planète est en place dès le départ. Dès que l’homme a conscience d’exister, que son cerveau commence à fonctionner, qu’il cherche à donner du sens, le modèle s’installe, en réponse nécessaire aux questions posées (...). La société 85/ Vidal-Naquet PierreB, «Esclavage et gynécocratie dans la tradition, le mythe, l’utopie » in «Le chasseur Noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec », Paris, 1991. 86/ Gimbutas MarijaB, «Dieux et déesses de l’Europe préhistorique » (The Goddesses and Gods of Old Europe), Thames and Hudson, 1974. 87/ Andrew FlemingB, «The Myth of the Mother Goddess » in World Archaeology, 1969. 88/ Alain TestartB, «La déesse et la grain. Trois essais sur les religions néolithiques », Errance, Coll. des Hespérides, 2010.
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