La Nouvelle-Calédonie a hérité d'un patrimoine culturel et historique riche, mais une part essentielle de cet héritage reste souvent dans l'ombre : le matrimoine.
Ces femmes qui ont contribué de manière décisive à l'évolution de notre société, que ce soit dans le domaine social, culturel, économique ou politique, méritent d'être mises en lumière.
Le matrimoine, c'est la reconnaissance de ces apports féminins qui ont façonné notre identité collective. À travers cette exposition, et grâce à la contribution précieuse de l’Archivistorien Calédonien et de l’association des étudiants en Histoire, la province Sud vous invite à découvrir 12 portraits de femmes remarquables. Ces figures emblématiques, pionnières dans leurs domaines témoignent du rôle crucial des femmes dans le développement de la Nouvelle-Calédonie.
Mettre en lumière le matrimoine, c’est rendre hommage à la mémoire de ces femmes et reconnaître les nombreuses contributions, souvent passées sous silence, qui ont marqué notre histoire et continuent d’influencer l’avenir de notre société.
(Née en 1942)
Si Edwige Antier est née à Toulon et a vécu quelques années au Vietnam actuel (anciennement l’Indochine), elle a grandi en Nouvelle-Calédonie dans les années 1950 – 1960. Fille d’ingénieur, elle est poussée par sa famille à faire des études supérieures. Elle part alors en France étudier la médecine au Centre Hospitalier Universitaire de Paris (Assistance Publique Hôpitaux de Paris).
Elle s’y spécialise en pédiatrie et apprend les différentes branches de ce métier : réanimation des nouveau-nés, étude des maladies auto-immunes, nutrition, neurosciences …
Après avoir obtenu son diplôme, c'est en qualité de pédiatre qu'Edwige Antier revient en Nouvelle-Calédonie en 1972 afin d'exercer sa profession.
Un choix qui lui permet sans doute d'être cohérente avec ses déclarations : elle estime que le choix de la pédiatrie et ses convictions profondes sont reliés à « un maternage « naturel », où l'allaitement, le portage et la prise en compte des besoins essentiels des tout-petits étaient l'évidence ».
De 1972 à 1979, Edwige Antier s'investit pleinement dans sa profession, au sein du milieu médical en Nouvelle-Calédonie, prenant soin des jeunes enfants du Caillou.
Marquée par les combats féministes de son époque, notamment par la personnalité de Simone Veil, elle décide de porter ses idées dans le débat public et de militer pour un système de santé unique pour tous.
Afin d'appuyer son combat par une structure, elle crée un parti politique : « La Fédération Radicale de Nouvelle-Calédonie », inspiré par « Le Parti Radical de France », centriste, porteur des idées de l'UDF de Valéry Giscard d'Estaing et de ses réformes sociétales favorables au droit des femmes (autorisation de la pilule contraceptive, reconnaissance et amélioration des droits des femmes...).
Lors de la préparation des élections territoriales de 1977, Edwige Antier décide de s'associer à une figure de la vie politique calédonienne, Paul Griscelli (membre de l'Union Calédonienne lorsqu'il en était encore membre). Le 20 juin 1977, ils créent ensemble le parti grâce auquel ils feront campagne : l'Union pour la Renaissance de la Calédonie (URC).
Se revendiquant de tous les combats, promouvant la diversité ethnique et culturelle de ses membres, le parti n'hésite pas à se distinguer en osant positionner en tête de liste une femme (entre-temps mariée) : Edwige Antier-Lagarde, qui présente les combats féministes et sociaux comme son principal cheval de bataille.
Ainsi, parmi les articles de presse lors de la campagne, on peut lire : « ET, EN TÊTE DE LISTE, UNE FEMME, le Dr Edwige Antier-Lagarde, qu'il n’est pas besoin de présenter, car elle est connue pour son énergie et sa droiture. Elle posera pour la première fois les bases d'une politique en faveur de la femme, et, en particulier, la création d'une commission territoriale de la Femme et de la Famille, qui étudiera la contraception, le planning familial, l'aménagement du travail féminin et les problèmes de famille. »
Par exemple elle aborde le problème de l'absentéisme des femmes au travail : « La cause majeure est due aux maladies des enfants. La création d'un service d'aide familiale à domicile est nécessaire. »
D'autres mesures sont défendues, comme la revalorisation des indemnités de garde des enfants du Service social, la scolarisation précoce des enfants de toute ethnie pour favoriser une égalité des chances à accéder aux diplômes, ou encore: une réforme de l'écosystème de santé calédonien, consistant en la restauration de l'Hôpital Gaston-Bourret, la territorialisation de la Clinique de Nouméa, l'instauration d'une plus grande couverture sociale ainsi que l'assainissement de la gestion de la CAFAT.
Bien sûr, ce n'est pas le seul aspect de son programme de campagne et des idées qu'elle défend.
En 1978, en place à l'Assemblée Territoriale depuis 8 mois, interviewée par la France Australe, le journal quotidien de l’époque, elle rappelle plusieurs mesures qu'elle propose pour relancer l'économie, fortement en crise.
Aujourd’hui, on se rappelle des années 70 comme celles qui ont vu les débuts de la lutte indépendantiste et les prémices des événements politiques qui viendront secouer le caillou. Mais, des événements mondiaux vont également secouer notre île à cette époque. En effet, à partir de 1974, le monde connaît une série de chocs pétroliers, qui vont conduire à une inflation et à une grave crise économique. La vie chère ne date pas d'hier...
Parmi les mesures proposées par Edwige Antier, on peut évoquer l'idée d’installer en Nouvelle-Calédonie des usines de production (hors nickel) dans le domaine agricole, comme « des usines de transformation de l'agriculture et de l'élevage, parce qu'on économisera des devises, puisqu'on colportera l'argent au sein du territoire, entre les salaires et la vente de produits qui auront acquis une plus-value. Une route, si elle permet de faire passer des voitures, ne « rapporte » pas après l'investissement. »
Femme de parole portée par ses convictions, Edwige Antier va engager des actions afin de mettre en œuvre certaines mesures qu'elle propose.
Elle fera parfois face à une forte opposition de la part de figures d'autorité masculine, menant parfois à des débats houleux (Le Médecin Général Charpin, Chef de la Santé du Territoire :, mais également Monsieur Champion, Administrateur de la CAFAT :, par exemple) qui témoignent de sa détermination et qui l'animent dans sa volonté de rendre la société meilleure.
Sa collègue, Marie-Paule Serve, élue en même temps, est là pour rappeler les actions entreprises par Edwige Antier au sein de la commission de la santé territoriale qu'elle préside, comme nous l'indique la France Australe lorsqu'elle est interviewée en avril 1978 : « Au plan santé Mme Serve fait « bloc » avec Mme Antier en ce qui concerne la nécessité d'une rénovation du système médical actuel : « Nous devons arriver à la création d'un CHT - Centre Hospitalier Territorial - car notre hôpital est vétuste ». »
Bien que son fort caractère lui attire parfois des adversaires, d'autres témoignent au contraire positivement.
Ainsi, en 1978, un autre conseiller, également président de commission souligne ses compétences dans le domaine de la santé et déclare : « Elle a des idées, elle les défend avec fougue et passion, compétence et dynamisme ».
On note d'ailleurs que c'est lors de sa présidence à la commission de la Santé de l'Assemblée Territoriale qu'est votée la délibération[1] concrétisant la transformation du vieil hôpital militaire en « Centre Hospitalier Territorial Gaston-Bourret », permettant ainsi aux jeunes professionnels de santé calédoniens de revenir exercer leur profession chez eux.
Néanmoins en 1979, après les retournements de la situation politique en Nouvelle-Calédonie (disparition progressive du centrisme et cristallisation autour du débat sur l'indépendance qui amène vers une bipolarité politique « pour ou contre »), sa propre démission de la commission permanente entre-temps en 1978, justement pour désaccord politique, le poste à l'Assemblée Territoriale n'est plus une priorité pour elle.
Surtout, elle a dans sa vie privée un nouveau compagnon qui souhaite faire sa vie en Métropole.
Même en minorité, après avoir perdu le poste de présidente de la commission de la santé, elle continue à faire des propositions pour améliorer la situation de la santé en Nouvelle-Calédonie. Ainsi le 28 mars 1979, elle dépose une motion pour obtenir une actualisation du Code de la santé en Nouvelle-Calédonie, qui n'a pas été mis jour depuis 1948 ! Cette obsolescence amène à des situations ubuesques : des praticiens délivrant des ordonnances conformes aux dernières réglementations métropolitaines, mais de fait illégales sur le territoire calédonien.
[Par ailleurs, en 2023, le droit de la santé calédonien est toujours un patchwork, notamment parce qu’il relève de plusieurs autorités et domaines de compétences. Ainsi le rapport de la Cour territoriale des comptes de Nouvelle-Calédonie indiquait qu’« Il n'existe pas de véritable Code de la Santé en Nouvelle-Calédonie. [...] Un travail juridique de codification est nécessaire pour appréhender correctement le droit de la santé sur le territoire. »
Bien qu'elle ne puisse pas revendiquer la paternité/maternité complète de la refonte du système de santé Calédonien des années 1970, de l'intégration de la Clinique de Nouméa au CHT, ainsi que de la nomination du premier directeur civil de l'Hôpital (en 1983, soit 3 ans après le départ d'Edwige Antier), elle s'est retrouvée de façon indéniable à la manœuvre lorsqu'elle présidait la commission de la santé de l'Assemblée territoriale. Elle est parvenue à faire passer certaines mesures d’importance comme la libéralisation de la contraception en Nouvelle-Calédonie la médecine de proximité en tribu, le projet de Camion Médical à Lifou....
Mais ce n'est pas pour autant la fin de son portrait : même aux antipodes de notre Caillou, Edwige Antier a continué sa carrière, à porter hauts et forts ses combats et à lutter bruyamment, au point que les ondes d'impact de ses actions sont parvenues jusqu'en Nouvelle-Calédonie.
Ainsi en 1981, habituée à prendre la parole en public, elle entre en Radio, à la fois chez France Inter et France Info. Elle animera avec Jacques Pradel, une émission radio consacrée à l’enfance, lui permettant de communiquer son expertise de pédiatre au grand public sur de nombreux sujets liés à la femme et à l'enfant
Le duo ne se contente d'ailleurs pas de la radio, occasionnellement, ils proposent des émissions télévisées.
Jacques Pradel avait déjà animé de 1976 à 1978 une émission sur l'éducation avec Françoise Dolto. Françoise Dolto a d'ailleurs signé la préface du livre d'Edwige Antier sorti la même année, « Les mémoires d'un nouveau-né ».
Le journaliste livre son témoignage sur cette époque avec Edwige : « Je ne cherchais pas une Dolto bis. Le courant est tout de suite passé, assure Jacques Pradel. Elle n'était pas langue de bois, très pédagogue, excellente communicante. À l'époque, un médecin qui parlait sans se réfugier dans sa tour d'ivoire, sans demander que vont dire mes pairs ? C'était rare. En cela, c'est l'une des premières expertes dans les médias. J'aimais son côté cash. Je l'avais énervée lors d'une émission sur la péridurale. On n'en fait pas trop ? Elle avait explosé : le droit à la péridurale, c'est aussi important que le droit de vote. Je l'avais fait exprès, elle est excellente lorsqu'elle est en colère. »
Hyperactive et de tous les combats, elle continue d'exercer son activité de pédiatre, entretient ses régulières escapades médiatiques, écrit des ouvrages, et trouve également le temps de faire partie de l'équipe médicale qui accompagne la naissance du deuxième « bébé-éprouvette » français, Alexia, le 25 juin 1982.
À ce sujet, Edwige Antier, elle-même commente : « Sa maman m'envoie encore régulièrement des nouvelles. J'ai beaucoup tremblé de cette responsabilité, reconnaît-elle. Lorsque j'ai vu ce bébé se lover naturellement et chercher le sein de sa mère... Quelle leçon pour ceux qui ont peur de la PMA (NDLR : procréation médicalement assistée) et alimentent les fantasmes ! »
Edwige Antier continuera, pendant 25 ans, jusqu'en 2006, d'officier à Radio France qui devient petit à petit une seconde maison pour elle. Toutes ces années elle militera et fera de la pédagogie pour les causes qui lui sont chères : les bonnes pratiques liées au développement de l'enfant, ainsi que le soin et la considération apportée à la mère et tant d'autres sujets liés à la famille, la femme et l'enfant.
Mais tandis qu'elle est déçue par les hommes qui font l'histoire de sa vie personnelle (après s'être séparée de son premier mari en Nouvelle-Calédonie, son second compagnon, pour qui elle était partie en France, essaie de la convaincre de renoncer à sa vocation, ils se séparent), elle renoue avec une autre passion qu'elle avait bien connu dans le Pacifique : la politique. Ainsi, elle relance sa carrière politique en Métropole à l'orée de l'an 2000.
Proche du centrisme, le gaullisme social du mouvement de Philippe Seguin lui parle, c'est par lui qu'elle repart à l'assaut de nouveaux sièges. Ses filles sont à présent adultes et indépendantes, elle a de nouveau du temps à consacrer pour les débats et les campagnes politiques.
Edwige Antier s'exprime ainsi à ce propos : « Ça m'a passionné, surtout auprès d'un homme comme lui. Pas pour faire carrière, mais parce que la politique, c'est à faire. »
Ainsi, Edwige Antier est élue, de 2001 à 2008, conseillère municipale d'opposition à Paris et première adjointe UMP au maire du VIIIème arrondissement. En 2007, elle se lance dans la bataille pour les législatives qui a lieu cette année-là. Elle est élue suppléante du député UMP Pierre Lellouche avant de devenir députée titulaire en juillet 2009, poste qu'elle occupera jusqu'en 2012 (4ème circonscription de Paris).
Ses convictions et son champ d'expertise n'ayant pas changé, Edwige Antier devient membre à l'Assemblée nationale de la Commission des affaires sociales, et de la Délégation aux droits des femmes, ce qui lui permet de se lancer en croisade pour porter les sujets qui lui tiennent à cœur, liés aux femmes et à l'enfance.
En 2012, après la fin de son mandat de députée, son alignement naturel au centre l'amène à quitter l'UMP qui prend un virage à droite, et à faire partie des fondateurs de l'UDI, le nouveau mouvement centriste en Métropole.
Toutefois, avant de quitter l'Assemblée nationale et cette affiliation UMP, Edwige Antier a utilisé le temps qu'elle avait pour laisser sa marque. Il convient de faire un retour sur la grande mesure qu'elle a laissé à la Métropole et à la Nouvelle-Calédonie : l'interdiction des châtiments corporels sur les enfants, dont la fessée.
C'est en effet le Docteur Edwige Antier, après une épuisante campagne médiatique pour préparer le terrain dès 2009, qui dépose en 2010 à l'Assemblée Nationale une proposition de loi visant à les interdire.
Notons, que cette mesure n'a pas été adoptée sans polémique, certains confrères, comme le pédiatre Aldo Naouri, étant en désaccord complet avec cette mesure craignant d'instaurer une "tutelle permanente" sur les parents, ainsi qu'une législation excessive liée à la vie domestique. Face à cet argument, on peut résumer la pensée d'Edwige Antier, comme à son habitude, avec des propos tranchés et affûtés : « il n'y a de bonnes fessées que pour ceux qui les donnent, pas pour les enfants qui les reçoivent. »
HÉRITAGE
Pour conclure, s'il est difficile d'estimer avec certitude l'impact précis d'Edwige Antier sur le territoire, il est certain qu'elle a permis d'avancer dans la bonne direction :
Pionnière, elle a été l'une des deux premières femmes élues à l'Assemblée Territoriale et la première à voir siégé à la commission permanente, un véritable tour de force, dans une époque de domination politique masculine. En représentante active et engagée, elle a acté l'évolution de l'hôpital militaire en Centre Hospitalier Territorial. Elle a légalisé la contraception en Nouvelle-Calédonie, elle a milité pour de nombreuses mesures et projets dans le but de proposer une médecine pour toutes et tous.
Malgré son épopée à la radio métropolitaine restée inaperçue sur notre île de lumière, son retour en politique à nos antipodes lui aura tout de même permis de pousser ses idées sur l'éducation tant en métropole que sur le territoire : elle nous lègue sa loi sur l'interdiction des châtiments corporels sur les enfants.
Bien qu’Edwige Antier n'est pas parvenue à faire légaliser l'avortement à son époque, elle laisse aux métropolitains et aux calédoniens un héritage riche : combats sociaux, progrès sanitaires, vivre-ensemble, défense de la jeunesse et des femmes...
Ses contributions lui ont valu d’être nommée Chevalier de la Légion d'Honneur et Officier de l'Ordre du Mérite.
Sources :
- « 1985 – 2016 – On l’appelait Gaston – Centre Hospitalier Territorial Gaston-Bourret », Jean-Marc Estournes, 2019
- « Le Droit Médical en Nouvelle-Calédonie », Centre de Documentation Pédagogique de Nouvelle-Calédonie en collaboration avec l’Université de la Nouvelle-Calédonie et l’Université Paul Cézanne d’Aix-Marseille III, Ouvrage collectif sous la direction de Guy Agniel, Antoine Leca et Gérard Orfila, 2005.
- « Rapport d’observations définitives – Nouvelle-Calédonie (Gestion sanitaire et sociale) – Exercices 2018 et suivants – Observations délibérées par la chambre le 11 mai 2023 », Chambre Territoriale des comptes de Nouvelle-Calédonie, 2023
- La France Australe, éditions de Juin 1977, 7 J 391, Fonds 7J – La Presse Calédonienne – Service des archives de la Nouvelle-Calédonie
- La France Australe, éditions de Septembre 1977, 7 J 393, Fonds 7J – La Presse Calédonienne – Service des archives de la Nouvelle-Calédonie
- La France Australe, éditions d’Avril 1978, 7 J 397, Fonds 7J – La Presse Calédonienne – Service des archives de la Nouvelle-Calédonie
- La France Australe, éditions de Mai 1978, 7 J 398, Fonds 7J – La Presse Calédonienne – Service des archives de la Nouvelle-Calédonie
- Les Nouvelles-Calédoniennes, éditions des années 1977 à 1979, 4Num 15 Fonds LNC Numérique – Service des archives de la Nouvelle-Calédonie
- Site personnel d’Edwige Antier
- Site de France-Politique (qui répertorie les différents partis politiques français)
- Page Wikipédia du Parti Radical de France (PRAF)
- Page Facebook Officielle d’Edwige Antier (Lien page facebook)
- Le Parisien du 07/06/2020, « Edwige Antier, pédiatre star et voix des enfants »
[1] Délibération n°114 du 03 août 1978
Marie-Claire Beccalossi (née Beboco-Homboe)
(1942 - 2009)
Marie-Claire Beboco-Homboe est née en 1942. Elle est originaire de la tribu de Petit Couli, dans la région de Sarraméa. Elle recevra une éducation catholique l’encourageant à la tolérance, l’amour de son prochain et la recherche d’une société plus juste et plus égalitaire qui façonnera la suite de son parcours, en particulier dans sa recherche pour améliorer le sort et la reconnaissance des femmes de Nouvelle-Calédonie.
De fait, dès le début de sa vie d’adulte, cet engagement religieux et sociétal se manifestera lorsqu’elle deviendra militante du mouvement Jeunesse Agricole et Rurale Catholique des Femmes (JARCF), avant d’en être élue présidente à partir de l’année 1963, alors qu’elle a à peine 21 ans. Il s’agit d’une organisation conséquente, qui compte alors plus de 3 000 femmes Kanak. Elle occupera cette fonction pendant six années, avant de rendre le poste l’année de son mariage, afin de se consacrer à sa vie familiale.
Parmi ses contributions notables, Marie-Claire Beccalossi a été une des fondatrices du Conseil des Femmes Mélanésiennes de Nouvelle-Calédonie en 1983. Elle a également été à la tête du premier Bureau Technique des Femmes de la Commission du Pacifique Sud, fondé quelques mois avant le Conseil des Femmes.
Interviewée en 2005 dans le Mwa Véé n°48, Christiane Togna, autre grand nom du mouvement des femmes en Nouvelle-Calédonie, revient sur l’aventure du Conseil des femmes :
« Le rôle du Conseil des femmes de Nouvelle-Calédonie, c’est de fédérer toutes les associations à caractère non politique qui concernent les femmes de toutes les ethnies et de coordonner leurs actions.
Au départ, en 1983, il y a eu Marie-Claire Beccalossi. À cette époque, le Conseil des femmes, c’était un peu comme le Souriant Village Mélanésien, mais la structure n’était pas la même. Au début, il concernait toutes les ethnies, ensuite, en 1995, ça a changé et il est devenu le Conseil des femmes mélanésiennes, puis le Conseil des femmes de Nouvelle-Calédonie, dont je suis la présidente depuis l’assemblée générale du 11 décembre 2004, succédant à Denise Kacatr qui est maintenant en place à la Province des Îles. Toutes les ethnies sont aujourd’hui représentées dans le Conseil des femmes. »
Très investie dans sa cause, Marie-Claire aura dédié sa vie à la justice sociale et aux droits des femmes dans la région Pacifique, en particulier pour donner une voix et une représentation aux Femmes Kanak dans leur ensemble. Elle a été présidente de la Fédération des Associations des Femmes Mélanésiennes et déléguée aux droits des femmes en Nouvelle-Calédonie.
À la fin de la période troublée des Évènements et suite aux accords de Matignon de 1988, la Nouvelle-Calédonie entre dans la période de la provincialisation. Après les moments les plus violents de la lutte politique, l’heure est à la réconciliation et c’est dans ce cadre que Marie-Claire Beccalossi, sa présidente, lance la première assemblée générale du Conseil des Femmes, avec pour objectif de reconstruire la paix.
Cette assemblée est incroyable par son ampleur : les plus de 19 associations qui composent la Fédération du Conseil des femmes réunissent plus de 1873 femmes autour de ce pour cet enjeu.
À cette occasion, Marie-Claire Becalossi donne le ton en déclarant :
« Car la paix, c’est aussi l’affaire des femmes. Catholiques, protestantes ou autres. FLNKS, RPCR ou autres, nous n’avons qu’une seule idée : la paix ».
Un discours courageux et fédérateur, dans une Calédonie encore endeuillée et marquée par la violence des années qui ont précédé. C’est aussi un moment fondateur car cette assemblée générale confirme les travaux effectués plus tôt dans l’année pour obtenir une délégation territoriale aux droits des femmes afin de faire le trait d’union entre les associations et les institutions provinciales, également acté par un arrêté du Haut-Commissaire du 11 juillet 1989.
Après avoir piloté en 1989 la constitution de la délégation calédonienne aux droits des femmes auprès du Haut-Commissaire de la République, le 1er Janvier 1990, Marie-Claire Beccalossi est nommée délégué territoriale des droits des femmes. À ce poste, elle charbonnera dur pour améliorer la condition des femmes de Nouvelle-Calédonie, dans la lignée de ce qu’aura pu faire avant elle Wassa Drawilo lorsqu’elle avait été déléguée à la condition féminine à partir de 1979.
Un article de presse des Nouvelles Hebdos en date du 14 décembre 1989, alors que Michèle André, secrétaire d’État (Ministre) chargée des Droits des femmes vient se synchroniser avec Marie-Claire Beccalossi, chargée de mettre en place concrètement les mesures dont elles parlent, montre à quel point les actions prises l’année passée ont été des moments-clés de ce qui est à venir, et le rôle pivot que va jouer Marie-Claire Beccalossi dans ce moment crucial :
« […] D’abord - c’est sa priorité – mettre en place un Centre d’information des Droits de la femme à Nouméa, et en liaison avec les élus. Pour Michèle André, l’information, c’est capital et il faut que les femmes puissent trouver des renseignements sur tout ce qui les concerne directement, tant au plan juridique, législatif que technique.
Il faudra également prendre en considération les particularités du droit coutumier et Michèle André fixe comme autre priorité l’installation de la délégation aux Droits des femmes en Nouvelle-Calédonie, confiée à Marie-Claire Beccalossi. Il faudra aussi créer un Centre de planning familial. Ça n’existe pas en Nouvelle-Calédonie et beaucoup des interlocutrices du ministre ont abordé ce problème. Elle a, quant à elle, évoqué l’I.V.G., la loi l’autorisant n’est pas appliquée sur le territoire. »
Interrogée par le journal le monde en Février 1990, Marie-Claire Beccalossi est parfaitement consciente de l’ampleur de la tâche à accomplir. Le journal restitue leur échange ainsi :
« Mme Beccalossi s'attend en revanche à des difficultés pour mener les actions dans la contraception, l'avortement et toutes les atteintes à la dignité de la femme (violences conjugales, inceste...). Actuellement, faute d'information sur la contraception, les femmes ont recours à l'avortement. Comme celui-ci n'est pas légal, il ne peut se pratiquer dans les hôpitaux. Certaines s'adressent aux faiseuses d'anges, les autres, les plus riches, vont voir un médecin. Comme le code pénal en vigueur ne prévoit pas de poursuites, cela se passe en toute impunité.
Afin de ne pas heurter les esprits, la déléguée a prévu une large consultation des associations féminines sur les objectifs à court terme. Toutes devraient participer à l'organisation de la Journée des femmes le 8 mars. Un centre de planning familial devrait être créé rapidement. Il pourra prendre une part active dans la lutte contre les maladies sexuellement transmissibles dont le sida. Un centre d'information sur les droits des femmes est également prévu et des chargées de missions vont être bientôt nommées dans chaque province et ile. »
Quelques mois plus tard, directement interviewée par l’Hebdo en août 1990, celle-ci explique :
« Les voyages que j’ai réalisés, les informations que je reçois en permanence du monde et du Pacifique, me montrent que nous ne sommes pas seules à nous battre. Nous recherchons plus d’égalité et de justice. Un grand problème, par exemple : bien des chefs d’entreprises ne souhaitent pas embaucher de femmes mariées en raison d’éventuels congés de maternité.
En Nouvelle-Calédonie, les femmes doivent entrer dans le circuit du développement économique. Ce qu’elles font dans la Province Sud, mais pas dans les autres. La participation des femmes est très importante pour la réussite des Accords de Matignon. Il faut sensibiliser les femmes et les hommes à ce problème.
Les hommes que je rencontre pour mon activité ne sont pas misogynes. La population masculine « au pouvoir », m’accepte très bien : vous pouvez la remercier de ma part ! »
Les années qui suivent voient Marie-Claire Beccalossi confirmer l’essai.
Parmi les projets qu’elle a impulsés, le Centre Information Droit des Femmes et Egalité (CIDFE) de la Province Sud, à l’initiative de ce portrait, est issu de la mission que lui avait confié Michèle André.
Depuis plus de 30 ans, cette structure travaille d’arrache-pied à améliorer la condition de la femme en Nouvelle-Calédonie et à promouvoir l’idéal d’une société plus juste et plus respectueuse, tout en assurant une mission d’information quant aux diverses possibilités qu’ont les femmes, tant sur des problématiques familiales, sociales ou de santé, d’accès à la contraception, à l’avortement ou de dispositifs pour se protéger des violences conjugales et familiales.
Femme engagée, Marie-Claire Beccalossi était également une femme de foi. Très investie dans la vie religieuse, elle a été déléguée de l’archidiocèse de Nouvelle-Calédonie, avant de devenir en 1996 membre de la commission de justice et développement de la conférence des Évêques du Pacifique. Dès les années 1970, elle avait fait preuve de son engagement dans le domaine : militante elle a été nommée par le pape Paul VI membre du conseil pontifical « Justice et Paix ». Pour l’occasion Marie-Claire Beccalossi avait effectué un déplacement au Vatican afin de travailler au sein de cette commission de travail du Saint-Siège.
Son engagement reconnu pour faire évoluer la société calédonienne lui vaudra également d’accéder à la fonction de Vice-présidente du bureau du CESE (Conseil économique et social et environnemental, à l’époque CES) jusqu’en 2004.
Elle avait également été élue présidente de la commission de santé et de la protection sociale, et à ce titre, avait fait un de ses combats de la lutte contre le tabagisme, en s’appliquant à défendre la transposition de la loi Evin en Nouvelle-Calédonie.
Parmi ses actions pour la santé Calédonienne au CES, on peut également mentionner son travail sur le dossier des médicaments génériques (les médicaments génériques sont des médicaments démarqués de qualité équivalente, qui sont produit lorsqu’un brevet médical a expiré, généralement au bout de 20 ans) permettant aux Calédoniens d’accéder à des dépenses de santé moins élevées pour une qualité équivalente.
Une réforme utile tant pour l’équilibre de la sécurité sociale que pour le portefeuille du calédonien moyen !
Organisatrice et femme de foi, Marie-Claire Beccalossi, alors femme de lettres, revient avec fierté sur l’impact de son action à la tête de la Fédération des Associations des Femmes Mélanésiennes en Nouvelle-Calédonie, lorsqu’elle rédige un chapitre pour une publication universitaire sur l’évolution de la condition des femmes en Océanie. En effet, auteure du chapitre « Kanak Women on the Move in Contemporary New Caledonia » (Les femmes Kanak en mouvement dans la Nouvelle-Calédonie contemporaine), elle y écrit :
« The Federation today is highly regarded in the panorama of international NGOs. Thanks to its longevity and extensive presence in the territory, it is recognised by other organisations as well as by the government offices relating to women’s conditions and roles. Besides defending their rights and interests, today’s goal is that of promoting economic, social and cultural exchanges with women from other associations, also beyond New Caledonia: because to build networks implies first of all creating potential alliances.
Pivotal to the FAFM-NC’s resolutions is the search for individual and collective autonomy within the groups that are active in the country and the promotion of forms of development centred on the human being—development that responds to real needs as expressed by the communities living in tribal settlements. Among the government structures responsible for the protection of these principles, today there is a new office: the Observatory for the Condition of Women, to which I belong as representative of the Federation. The main mission of this new body is aimed at the redefinition of Kanak women’s roles within their society, at education and professional training for women. It includes also the elaboration of information and communication strategies for the empowerment of women (through the yearly event of the International Women’s Day and the publication of the Federation’s Nouv’elles), and the drawing up of a Convention on the Elimination of all forms of Discrimination Against Women (CEDAW) in New Caledonia. »
La fédération aujourd’hui est très bien considérée dans le panorama des ONG internationales. Grâce à sa longévité et à sa présence prolongée sur le territoire, elle est reconnue aussi bien par les autres organisations que par les offices gouvernementaux liés au rôle et à la condition des femmes.
Au-delà de la défense de leurs droits et intérêts, l’objectif aujourd’hui est de promouvoir les échanges économiques, sociaux et culturels avec les femmes des autres associations, mais aussi au-delà de la Nouvelle-Calédonie, parce que le fait de construire des réseaux implique d’abord et avant tout de créer des alliances potentielles.
Parmi les résolutions de la FAFM-NC, la clé de voûte est la recherche d’une autonomie individuelle et collective parmi les groupes actifs dans le pays et la promotion de formes de développement centrés sur l’être humain – développement qui répond aux besoin réels exprimés par les communautés vivant en milieu tribal.
Parmi les structures gouvernementales responsables de tels principes, il y a aujourd’hui une nouvelle structure : l’Observatoire de la Condition Féminine, auquel j’appartiens en tant que représentante de la Fédération. La mission principale de cette nouvelle entité vise à la redéfinition des rôles des femmes Kanak au sein de la société et à favoriser l’éducation et la formation professionnelle pour les femmes.
Cela inclut aussi l’élaboration de stratégies d’information et de communication pour permettre l’émancipation et la montée en puissance des femmes (à travers l’évènement annuel de la Journée des femmes et la publication de Nouv’elles, le magazine de la Fédération), ainsi que l’élaboration d’une Convention pour l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW) en Nouvelle-Calédonie. »
Alors gravement malade, Marie-Claire Beccalossi, ne peut se déplacer en Italie à l’Université de Vérone afin de participer aux travaux sur l’Océanie. Elle livre également sa vision de l’avenir tant pour la place des femmes que pour la Nouvelle-Calédonie en général. Consciente de la valeur de la paix, de la réalité du vivre-ensemble et du besoin d’accepter qu’il faut apporter des changements profonds pour faire face aux défis d’un monde globalisé en perpétuelle évolution elle rajoute :
« We are living in an era in which each society must necessarily face up to deep changes, and New Caledonia is certainly no exception. […] Kanak women have demonstrated a remarkable ability to adapt to social changes, often greater than that of Kanak men. Globalisation has drawn them into a tumultuous cross-cultural civilisation, which can enrich them if they take the time to appreciate it, analyse it, understand its potential, and absorb it without losing themselves. With few means but great fortitude, Kanak women are trying to make room for themselves in an ever-increasing number of professional and social sectors, proving their flexibility, pragmatism and resoluteness. One of the best-known examples, in this regard is their employment within the three large nickel plants on the main island.
New Caledonia today is thus the image of its inhabitants, eight different ethnic groups that share and live on the same land. Each feeds on the others’ cultures: food, clothing, languages, places, feasts and so on, but each of them, independently from the others, claims its origins with firmness and dignity. All this is possible thanks to the processes of adaptation that the New Caledonian society has been able to engage in, seizing those valuable chances for growth that integration is always able to offer. Girls in particular have thrown themselves enthusiastically into the training opportunities arising from the new economic system and the development projects within the country.
The women of New Caledonia are thus on the move, they move ahead at great speed, but most of all they hold their heads high. »
Nous vivons dans une ère dans laquelle toutes les sociétés doivent nécessairement faire face à des changements profonds et la Nouvelle-Calédonie n’est certainement pas une exception. […] Les femmes Kanak ont démontré une remarquable capacité d’adaptation aux changement sociaux, souvent bien plus grande que celle des hommes Kanak.
La globalisation les a embarquées dans une tumultueuse civilisation à la croisée de différentes cultures, qui peut leur profiter et les enrichir si elles prennent le temps de l’apprécier, de l’analyser, d’en comprendre le potentiel, et enfin de l’absorber sans se perdre elles-mêmes dans le processus.
Avec peu de moyens mais une grande résilience, les femmes Kanak sont en train de se créer une place pour elles-mêmes dans un nombre toujours plus grand de secteurs professionnels et sociaux, prouvant leur flexibilité, leur pragmatisme et leur résolution. Un des exemples les plus connus à cet égard, est leur taux d’emploi au sein des trois grandes usines de nickel de l’île principale.
La Nouvelle-Calédonie d’aujourd’hui est à l’image de ses habitants, huit différents groupes ethniques qui partagent et vivent sur la même terre. Chacun se nourrit de la culture des autres : nourriture, habits, langues, fêtes et ainsi de suite, mais chacun d’entre eux, indépendamment des autres, revendique ses origines avec aplomb et dignité.
Tout cela est possible grâce au processus d’adaptation que la société néo-calédonienne a été capable d’engager, en saisissant ces précieuses chances pour le développement que l’intégration est toujours capable d’offrir.
Les filles en particulier se sont jetées avec enthousiasme dans les possibilités de s’améliorer, permises par le nouveau système économique et le développement de projets au sein du pays.
Les femmes de Nouvelle-Calédonie sont par conséquent en mouvement, elles vont de l’avant à grande vitesse, mais plus important encore, elles gardent la tête droite ! »
Incroyable organisatrice capable de s’occuper de fédérations de milliers de femmes, voyageuse capable d’aller chercher des soutiens pour l’amélioration du sort des femmes calédoniennes jusqu’au Vatican et à l’ONU, femme de paix œuvrant pour un destin commun où toutes les calédoniennes (et calédoniens) ont leur place dans le respect, mais également visionnaire consciente des enjeux d’un monde globalisé que ne peut ignorer la Nouvelle-Calédonie dans son évolution, Marie-Claire Beccalossi est porteuse d’une vision de construction et de coopération : l’émancipation des femmes est positive pour la société et passe par l’évolution de son rôle, qui doit la voir continuer à accéder à plus de reconnaissance et d’égalité dans les mondes économiques, politiques et coutumiers.
Paix, construction, respect, formation professionnelle, croissance économique, foi, vivre-ensemble : autant de concepts que Marie-Claire Beccalossi a su rassembler à l’amélioration du sort des femmes Kanak et des femmes Calédoniennes en général.
Décédée le 28 mars 2009 des suites d’une longue maladie, elle repose selon ses souhaits dans une forêt proche de son village natal, dans la région du Petit Couli.
Celle-ci méritait bien un hommage !
Laissons le dernier mot à Marie-Claire Beccalossi dans son article « Kanak Women on the Move in Contemporary New Caledonia », publié par l’ANU (L’Université Nationale Australienne) :
« Les femmes ont une place importante à prendre (dans la société), elles sont une richesse dans l’évolution du pays. »
Sources :
- « Kanak Women on the Move in Contemporary New Caledonia », article de Marie-Claire Beboko-Beccalossi dans « Tides of Innovation in Oceania : value, materiality and place » – publié par Elisabetta Gnecchi-Ruscone et Anna Paini, 2017.
- Le Monde du 08/02/1990, « La déléguée à l'œuvre NOUMÉA de notre envoyée spéciale »
- Mwa Véé, n°48 d’avril-mai-juin 2005. Version numérique. URL : https://www.calameo.com/books/0069674188b5a55aaac45
- Les Nouvelles-Calédoniennes, éditions des années 1989 et 2009, 4Num 15 Fonds LNC Numérique – Service des archives de la Nouvelle-Calédonie
- Les Nouvelles-Calédoniennes, édition du 6 mars 2003, P87 Fonds LNC – Service des archives de la Nouvelle-Calédonie
- Les Nouvelles Hebdo, éditions des années 1989 à 1990, 91J – Service des archives de la Nouvelle-Calédonie
Marie-France Cubadda, une Calédonienne star du petit écran
Née le 4 août 1947 à Nouméa et après 3ans à Houaïlou où son papa était en poste, elle grandit dans le quartier de la Vallée du Tir, au sein d'une famille modeste.
Après une scolarité à l’école st Joseph de Cluny, Marie-France intègre le Lapérouse
À cette époque, le Lapérouse comprenait deux niveaux : le lycée et le collège. La séparation de ses parents marque une période d'instabilité. Elle quitte le lycée, bien qu'elle rêve de poursuivre ses études en France, sans savoir comment y parvenir.
Elle débute sa vie active par de petits boulots de l’époque, mannequinat ou boutique de mode et un stage de vacances à la Poste rue Galiéni puisque Papa y était fonctionnaire. C’est grâce à France Guiseppi, l’épouse de son cousin Alain Brini, qu’elle tente par hasard un essai à la radio à Nouméa. L'essai est concluant et elle prend l'antenne dès 1965.
Ses premières émissions confortent son ambition : elle veut devenir journaliste et réaliser des interviews et des reportages. En 1966, la visite du général de Gaulle marque un tournant dans le paysage médiatique de la Nouvelle-Calédonie : il promet la télévision aux Calédoniens. Marie-France Cubadda passe des auditions pour devenir speakerine. Après plusieurs étapes, elle est retenue avec Marie-Claude Stuart, Marie-Claire Rothu et Georgette Pidjot. À cette période, les Nouvelles Calédoniennes la consacrent en lui attribuant une caricature dans la rubrique « Les Grosses Têtes ».
De la radio à la télévision, sa curiosité lui permet de développer de multiples compétences : montage, programmation, reportage et gestion de la discothèque. Sans tabou, elle aborde des sujets de société, qui, in fine, sont des sujets politiques.
Louis Palmieri, cameraman confirmé, arrive sur caillou dès les débuts de la Télé, il apportera une véritable révolution : la possibilité de réaliser des productions locales. Marie-France contribue à la création du magazine sur les Arabes de Nouvelle-Calédonie, Mektoub, toujours diffusé au Musée de Bourail.
Dans les studios de radio et télé Nouméa, elle reçoit des personnalités locales ou venues de l’hexagone comme Francis Cabrel, Johnny Hallyday et Fernand Raynaud.
L’élection présidentielle de 1981 est l’occasion d’une reconnaissance nationale pour tous les animateurs des stations d’outre-mer y compris Nouméa : ils accèdent enfin au statut de journaliste et Marie-France obtient cette précieuse carte de presse. Bien plus tard, elle deviendra membre honoraire à vie de la Commission de la Carte.
En 1983, tous aux côtés des techniciens, font pression pour passer au direct lors des émissions locales. Marie-France Cubadda se lance alors dans le journal télévisé en direct, que ce soit depuis une galerie marchande de Nouméa ou un village de brousse, une véritable innovation !
La politique de roulement au niveau des Outre-mer est lancée, favorisant la mobilité des professionnels. En novembre 1985, Marie-France Cubadda saisit l'opportunité d'une formation de perfectionnement en journalisme à Paris. Lors de la présentation d'un Journal Outre-Mer, magazine national hebdomadaire, des collaborateurs de TF1 la remarquent et l'aventure commence sous les projecteurs de TF1, au journal télévisé national. Elle passe deux ans à la rédaction de TF1 puis intègre la Cinq. Cette période d'opportunités professionnelles lui permet de rencontrer et d'interviewer des personnalités importantes de la société, ainsi que des vedettes de l'actualité. Sa popularité la propulse au rang de star du petit écran, loin des yeux des Calédoniens.
Après la liquidation de La Cinq et une période de chômage difficile, Marie-France Cubadda met son expérience au service de grands patrons du privé. Pendant huit ans elle dirige des media training, anime des conférences et d'autres opérations de communication lucratives, ce qui lui permet d'accompagner sa fille durant ses études en France.
Au bout de quinze ans d’absence, Marie-France Cubadda revient au pays. Après un passage de deux ans à RFO Malakoff, elle réintègre la télévision locale, avec le journal télévisé et une émission à succès en prime time, « Place des Cocotiers ». Une nouvelle étape, de nouveaux défis, avec une approche plus présente des calédoniens des Calédoniens, malgré des moyens plus limités.
Le 4 août 2007, l'aventure médiatique prend fin avec une retraite bien méritée, bien qu'un peu précipitée.
Cette enfant du Caillou, sans diplôme en poche, avec son franc-parler et sa ténacité sans faille, a su transformer sa vie en un rêve et ses rêves en réalité.
Yanita Goulié - Une voix féminine indispensable de la Nouvelle-Calédonie
(1941)
Yanita Goulié, née le 15 avril 1941, est une figure emblématique de la scène musicale de la Nouvelle-Calédonie, souvent éclipsée par son nom marital, Camerlynck, et le prénom de son ex-mari. Pourtant, son riche parcours et son apport à la culture musicale calédonienne, méritent d'être mis en lumière.
Dès son enfance, Yanita découvre sa passion pour la musique grâce à Mademoiselle Fourcade, qui lui enseigne le piano. Ces premières notes ne sont que le prélude d'une carrière qui la propulse sur les scènes locales et au-delà du récif calédonien, à l’international. En 1963, elle s’unit à Stan Camerlynck, également passionné de musique. Ensemble, ils quittent leur île natale pour Paris, où Yanita s’impose comme une artiste déterminée, suivant des cours d'harmonie et préparant son examen à la Société des Auteurs Compositeurs et Editeurs de Musique (SACEM), pendant que Stan se forme au Petit Conservatoire de Mireille. Leur talent attire l’attention de Léo Missir, un patron influent de la maison de disques Riviéra, et ils se produisent dans des lieux prestigieux comme La Closerie des Lilas.
La vie du couple prend un tournant avec l’arrivée de leur enfant, les incitant à retourner à Nouméa. Ce retour ne freine pas leur élan créatif. En 1969, soutenus par M. Le Leizour de l’Office de Radiodiffusion-Télévision Française (ORTF), ils enregistrent leur premier disque, La caravane, avec l’orchestre du Tahiti Cabaret. Avec 12 000 exemplaires vendus, ce succès les établit comme des figures incontournables de la musique calédonienne à l’époque du boom du nickel.
Leur ascension se poursuit avec la sortie de Le temps des roussettes en 1970, suivi de Roule, roule le nickel en 1971. Ces titres musicaux ne sont pas seulement des succès commerciaux, ils constituent également des réflexions sur la réalité sociale et environnementale de la Nouvelle-Calédonie de cette époque. Leurs chansons abordent des thèmes tels que l'exploitation minière et la sauvegarde du lagon, témoignant d’une sensibilité profonde envers leur caillou natal. En 1973, Yanita collabore avec François Dillinger, enrichissant leur répertoire avec des titres tels que Calédonie cauchemar et Les bengalis.
Au-delà des disques, Yanita et Stan se produisent régulièrement dans des galas à Nouméa, mais aussi en brousse et sur les sites miniers, attirant un public enthousiaste. Leur popularité grandissante les conduit à donner jusqu'à deux spectacles par mois, se déplaçant parfois par hélicoptère d’un concert à un autre, sans compter les émissions de télévision qui les mettent en avant.
Malgré leur succès, la relation entre Yanita et Stan se complique et ils finissent par divorcer. Après cette séparation, Yanita reprend son nom de naissance, Goulié, symbolisant un nouveau départ. Elle continue à s'investir dans la musique tout en enseignant l’histoire. Sa double carrière reflète son engagement envers la culture et l’éducation et démontre sa volonté de transmettre son amour pour la Nouvelle-Calédonie aux générations futures.
Aujourd'hui, Yanita Goulié est une figure respectée, non seulement pour son héritage musical, mais aussi pour son rôle d’éducatrice et de citoyenne engagée. Son parcours, riche en défis et en succès, illustre la force d'une femme qui a su naviguer entre ses passions et ses responsabilités. À travers sa musique, elle a su capter l'âme de la Nouvelle-Calédonie, touchant les cœurs et inspirant les générations futures à célébrer leurs cultures et leurs identités. Yanita demeure une voix essentielle, un symbole d'engagement musical, reflet d'une époque et d'une terre vibrante. Son histoire mérite d'être reconnue et célébrée pour l'impact qu'elle a eu sur la culture calédonienne, offrant ainsi un modèle de résilience et de créativité
(1926-2000)
Née à Lifou en 1926, Anna Gowete est une personnalité du monde du cricket en Nouvelle-Calédonie. Pionnière organisatrice, celle qui dans sa jeunesse connaîtra l’essor du cricket, sport principalement masculin, jouera un rôle dans l’appropriation de ce sport par les femmes mélanésiennes. Aujourd’hui, plus personne ne se pose la question, après le football, le cricket est certainement le sport le plus pratiqué en Nouvelle-Calédonie et rythme la vie de nombreuses femmes en tribu.
Témoignant dans le livre « Sport en Scores », Anna se rappelle qu’il n’était pas si évident pour les jeunes filles dans les années 1930 de pratiquer le cricket : « Le plus souvent on jouait au cricket après l’école. Les sœurs nous surveillaient pendant les parties de cricket et semblaient préférer nous apprendre à jouer à la marelle. Cependant, le week-end, les garçons se joignaient à nous pour des compétitions. À l’époque, on jouait avec le style Ova Ball : la balle était lancée vers le haut, ce qui ne se fait pas normalement. Après les années 50, chaque tribu a son équipe de femmes et d’hommes. Par contre, il n’y a pas d’équipe d’enfants. Les enfants jouent entre eux. Au départ il n’y avait que les hommes, mais beaucoup sont ensuite séduits par le football. Vers 1920 – 1930, les femmes se mettent à jouer. »
Ayant pratiqué le cricket depuis l’enfance, en 1949, à l’âge de 23 ans, elle part sur Nouméa. Ce départ lui permettra de jouer un grand rôle dans le développement des ligues de cricket sur le territoire, en particulier dans la capitale. Elle va rapidement jouer un rôle d’organisatrice, dont elle n’hésite d’ailleurs pas à témoigner :
« Les femmes ne sont pas trop d’accord pour rentrer dans des associations structurées car il faut payer des adhésions, des cotisations, faire des photos d’identité et tout cela coûte cher. » Mais à chaque problème sa solution. Anna a de la suite dans les idées et décide d’aider les femmes à se lancer dans ce sport. Elle les pousse à adhérer à des clubs, quitte à vendre des bougnas pour récupérer de l’argent.
Bien décidée à développer la pratique du cricket chez elle à Lifou, Anna crée l’équipe du Wetr, qui regroupe environ 50 filles des 17 tribus qui composent le district. Si généralement il n’y a pas de tenues, Anna Gowete choisit tout de même les couleurs officielles de la tenue de sport : le blanc et le bleu, qui rappellent la couleur du ciel et des nuages, mais qui sont également les couleurs de la Sainte-Vierge.
Se plaçant dans une tradition croyante, par tradition, à chaque victoire, Anna donne les coupes aux sœurs de Saint-Louis.
Ainsi, peu à peu, la pratique prend et à partir des années 1950-1960, les samedis et dimanches sont ainsi rythmés par des matchs et des paris organisés entre les différentes équipes. Il y en a alors environ neuf. Les équipes de Wetr, de Gaïtcha, de Lössi ont des joueuses et joueurs des îles qui représentent leurs districts mais qui vivent à Nouméa.
Le cricket se pratique pour les grandes fêtes religieuses de fin d’année. C’est l’occasion de paris d’argent, les gagnants peuvent remporter 500 ou 1 000 francs. Cet argent permet de faire des bougnas, certains offrent des cochons ou des légumes aux joueurs rendant ainsi possible de grands repas conviviaux.
Mais si Anna Gowete a marqué le monde du cricket, ce n’est pas uniquement pour ses qualités d’organisatrice. La fondatrice et matriarche de ce sport est en fait une athlète exceptionnelle, qui pratique en permanence et vit sa passion aussi souvent qu’elle le peut.
Ses prouesses légendaires ont donné lieu à des records qui tiennent encore aujourd’hui en 2024 ! Ainsi, Anna est détentrice du record de tapées, à Nouméa comme aux Îles. En fait c’est le record absolu de toute l’Histoire du Cricket en Nouvelle-Calédonie : 239 tapées en un seul match, à l’occasion d’un match en 1969, où l’équipe de Wetr (Lifou) affrontait l’équipe de Iola (Maré).
À une autre occasion, face à une adversaire redoutable dans un match disputé, elle fut ex-aequo avec une joueuse de Gaïtcha à 150 tapées chacune.
Organisatrice de talent, Anna sait mettre à profit ses prouesses d’athlètes pour faire la publicité de son sport et obtenir de meilleures conditions sportives pour les femmes qui pratiquent le cricket : lorsque les équipes de télévision viennent filmer ses exploits, elle en profite pour demander directement devant les caméras la construction d’un terrain pour les matchs de cricket.
Revenant sur l’importance symbolique, culturelle et populaire que ce sport revêt, Anna indique : « À chaque fois qu’on joue un match de cricket, on fait la coutume, chaque équipe doit faire ou donner quelque chose. Les hommes mettent des manous sur les arbres, certaines femmes font des bougnas, d’autres décorent. Chacun prépare ainsi quelque chose pour se réunir après les matchs afin de faire la fête, bien manger et discuter.
Comme tout sport, le cricket rassemble : on a pu régler des bagarres, des conflits et regrouper des jeunes de toute la Calédonie. Par ces rencontres, on se connaît et on peut discuter. Grâce au sport, il y a moins de conflits ; les jeunes se mélangent entre jeunes des îles et de la grande terre…
Les cotisations sont chères, elles s’élèvent de 3 000 à 4 000 francs par an. Il faut être très nombreux dans les clubs pour qu’il y ait assez de joueurs les jours de matchs car certains rentrent sur les îles et d’autres vont à la pêche ou sont occupés avec leur famille. »
Grande promotrice de son sport, après les années 1970 et la cinquantaine venue, Anna Gowete fait de moins en moins d’apparition dans les matchs de compétition, alors qu’une nouvelle génération émerge, mais ne cesse jamais de vivre sa passion, de jouer pour le plaisir et d’apprendre à la jeunesse comment pratiquer son sport.
Dans les dernières années de sa vie, dans les années 1990, on pouvait la voir de temps en temps manier la batte et aider des petits jeunes à corriger leur posture !
Anna Gowete s’éteint en l’an 2000, à l’âge de 74 ans.
Véritable figure pionnière du Cricket en Nouvelle-Calédonie et sportive exceptionnelle dont certains records sont toujours d’actualité plus de 50 ans après, Anna Gowete méritait bien d’être mise en avant et qu’on lui rende hommage. Le monde des pratiquants de cricket peut la remercier !
Sources :
- « De sport en score, l’épopée du sport Calédonien », Ville de Nouméa, 2000.
- Merci à Anthony Gowete d’avoir accepté de témoigner et de lancer la campagne de recueil de témoignages sur Lifou !
(Née en 1960)
Brigitte Hardel est née à Nouméa. Elle grandit dans les quartiers de Magenta et de Vallée des Colons où elle habitera successivement chez ses parents et un temps chez sa grand-mère.
Elle commence le sport jeune, en catégorie Minime, à l’âge de 11-12 ans, lorsqu’elle est en 6ème au Collège Saint-Joseph de Cluny. Elle est à cet âge déjà une véritable pile électrique.. Elle aime tous les sports et touche alors un peu à tout, mais bien vite, elle est découverte par Alain Aresky, un grand nom de l’athlétisme calédonien, qui voit les talents de Brigitte et son potentiel.
Elle ne s’arrêtera plus de courir.
En quelques années, parallèlement à sa scolarité, Brigitte s’entraîne dur et progresse. Et sans surprise, elle va bien vite se mettre à briller : dès 1974, elle part pour les championnats de France d’athlétisme en tant que cadette.
Plus qu’une discipline, l’athlétisme est, en fait, constitué de nombreuses épreuves spécifiques et chacun a ses préférées et celles qu’il redoute. Dans le cas de Brigitte Hardel, ses épreuves favorites sont le 200 mètre et le saut en longueur, tandis qu’elle n’aimait pas dépasser le 400 mètre.
« Il ne fallait pas me demander de courir le 800 mètre ! »
À l’époque, en tant que cadette, elle commence sur du sprint, d’abord au 80m et au 100m, mais aussi au 150 m et 200 m, puis au 90 m et au 110 m haies.
Lors des championnats de France, alors qu’elle n’a pas encore 14 ans, elle décroche un podium à l’échelon national en remportant la médaille d’argent sur l’épreuve du 150m en moins de 20 secondes (19’1).
Et ce n’est que le début !
Peu de temps après, Brigitte est sélectionnée pour ses premiers Jeux du Pacifique à Guam en 1975.
Elle déclare :
« Les jeux du Pacifique m’ont fait découvrir les pays de la zone.
Cela m’a permis de découvrir leur culture, leur façon de vivre, mais aussi, je tiens à le souligner, la pauvreté des pays indépendants : ça m’a marqué, on venait nous vendre les morceaux de canne à sucre et la cigarette à l’unité.
Les gens n’avaient pas forcément de travail, et se débrouillaient comme ils le pouvaient. L’argent donné était rapidement rangé afin de ne pas attirer les convoitises ou la jalousie.
Bien sûr, cela m’a aussi permis de découvrir des aspects plus positifs, j’ai connu d’autres cultures et d’autres façons de vivre, mais j’ai surtout réalisé à quel point nous, Calédoniens nous étions chanceux d’être dans un pays où nous vivions bien : nous vivions ensemble en paix, nous n’étions pas si pauvres et nous étions en bonne santé, nous aussi riches de nos différentes cultures, et nous mangions à notre faim. »
Pourtant, les conditions d’accueil des Jeux du Pacifique étaient souvent spartiates : Brigitte se rappelle que les athlètes dormaient sur des lits Picots, sans confort (des lits militaires sans matelas), tandis que leurs entraîneurs allaient faire les courses en ville afin de pouvoir équilibrer leurs repas avec des légumes, des œufs, de la viande et du poisson.
En effet, les repas fournis sur place étaient riches en féculents, avec du manioc et du taro, ce qui pouvait amener le risque d’être constipé à force. Ce qui aurait été dommage pour une participation aux Jeux du Pacifique.
« On ne se plaignait pas à l’époque. C’était comme ça, il fallait faire avec et avancer. C’est tout. »
La cohésion était au rendez-vous le dimanche lorsque les calédoniens retrouvaient pour faire des pique-niques. Tandis que les permissions, souvent une demi-journée, leur permettaient de découvrir les pays.
« Tout était une découverte. On en prenait plein les yeux » se rappelle Brigitte Hardel : les différentes cultures du Pacifique, l’Histoire passée et récente, ou encore les plantes, avec des orchidées qui n’existaient alors pas en Nouvelle-Calédonie.
Aux mini-jeux du Pacifique de Honiara (Salomon) de 1981 par exemple, elle a pu visiter le Musée de Guadalcanal, et voir les arbres qui portaient encore les traces des combats de la guerre
Et le dépaysement alors ?
« Après les Jeux du Pacifique ou les Championnats de France, t’es content de rentrer chez toi quand même. »
D’ailleurs en parlant des épreuves sportives en France, Brigitte nous indique qu’elle avait encore moins le temps de visiter la métropole : il fallait enchaîner les voyages en train pour se rendre aux différentes épreuves des championnats à Paris, Bordeaux, Lille….
À l’époque, on lui a proposé de rester en France afin de s’entraîner au niveau national, mais Brigitte a refusé, souhaitant rester auprès de sa famille et de ses racines.
Avec le recul, elle nous dit que si elle était jeune aujourd’hui elle saisirait sa chance sans hésiter : à l’époque Brigitte a refusé, car les réseaux sociaux n’existaient pas et la signification de la distance était bien différente. Les appels téléphoniques en France ou à l’étranger étaient rares et coûtaient cher et pour communiquer en s’envoyant des lettres, il fallait avoir de la patience.
« Flying Brigitte » (un de ses nombreux surnoms) ajoute d’ailleurs à ce sujet :
« Le sport m’a beaucoup donné, j’ai découvert plein de choses. Ça forge le caractère. »
Revenant sur son enfance, elle nous indique qu’elle a beaucoup vécu avec sa grand-mère à Vallée des Colons vers l’âge de 9-10 ans lorsque ses parents sont partis habiter à Magenta. Cette séquence avec sa grand-mère, sans ses parents lui donnera un petit peu d’indépendance et de sens des responsabilités, ce qui lui donnera quelques difficultés lorsqu’elle reviendra vivre avec ses parents avec son caractère qui se forgeait déjà.
Concernant sa scolarité, elle nous le dit sans hésitation : « Je ne peux pas dire que j’ai été loin, je me suis arrêtée au CAP ETC (Employé technique de Collectivité) ».
En réalité, il ne s’agissait pas de son premier choix. Brigitte Hardel s’est rabattue sur cette option par défaut, victime d’une société encore peu ouverte à l’idée de laisser les femmes travailler sur « des métiers d’hommes ». En effet elle déclare :
« Au départ, je voulais faire CAP de Menuiserie, parce que mon père était menuisier. J’aimais le bois, le travail du bois. Mais comme on nous le disait à l’époque : ce n’est pas un métier de femme.
Pourtant je n’ai jamais vraiment arrêté, je suis bricoleuse, j’ai des outils, et aujourd’hui encore je bricole le bois à mes heures perdues, même si elles sont peu nombreuses »
Avec son diplôme d’Employé technique de Collectivité et parallèlement à sa riche carrière sportive, Brigitte entre dans la vie active à partir de 1981, à l’âge de 21 ans. Elle est alors femme de ménage à l’Hôpital.
Entre-temps Brigitte est devenue une athlète adulte et confirmée dans sa discipline. Aux IVème Jeux du Pacifique à Guam en 1975, elle avait décroché 3 médailles, dont l’or sur le 400 m. L’année suivante, en 1976, aux Championnats de France à Colombes elle établit un record calédonien dans 3 catégories (cadette, junior et senior) à 24’60 qui tiendra plus de 35 ans, tandis qu’elle appose aussi sa marque en heptathlon catégorie junior et chez les seniors dans plus de 7 catégories (400 m, saut en longueur, heptathlon…).
Au second championnat d’athlétisme du Pacifique sud à Papeete en 1978, Brigitte Hardel remporte la médaille d’or du 110 mètres haies, établissant par la même occasion un nouveau record de Calédonie.
L’année suivante, en 1979 les Jeux du Pacifique se tiennent à Suva (Fidji). À cette occasion, Brigitte ne manquera pas de marquer les esprits : en équipe, avec une médaille d’or au 4x100 m avec ses camarades L. Napoléon, O. Mevin et K. Farrugia et une médaille d’argent au 4x400 m avec G. Moutry, K. Parage et O. Mevin, mais aussi en individuel.
Ainsi elle rafle l’or aux épreuves du 100 m, 200 m et 400 m et obtient l’argent aux épreuves des haies, face à une Myriama Chambault déchaînée qui décroche l’or.
Tout au long des années 1980, Brigitte Hardel continuera à représenter fièrement la Nouvelle-Calédonie et à faire de la compétition à haut niveau.
Après les jeux d’Apia (Samoa) en 1983, c’est en 1987 que Brigitte va encore marquer l’histoire du sport calédonien. Les Jeux du Pacifique reviennent à Nouméa pour les VIIIème jeux : à nouveau, elle obtient des médailles dans les épreuves individuelles des haies, du 200 m, du 400 m, du 400 m haies ou encore du saut en longueur, tandis qu’elle porte ses camarades dans les épreuves de groupe pour aller chercher l’or à la fois pour le 4x100 m avec L. Uedre, C. Martin et G. Saint-Prix, mais aussi pour le 4x400 m avec C. Uedre, P. Rouby et V. Becker.
Sa flamme brille plus fort que jamais, mais la longévité d’une carrière sportive est difficile à maintenir, et le haut niveau ne pardonne rien. Ces Jeux du Pacifique à Nouméa lui ont permis de tout donner et de se dépasser comme jamais, en plus à domicile.
Après la consécration de ces VIIIème Jeux du Pacifique, Brigitte veut continuer d’évoluer dans sa carrière professionnelle.
Jusqu’à la fin des années 80, elle combine sport de haut niveau et travail éreintant. Cela atteint son apogée quand et Brigitte entre à l’école d’Aide-soignante vers 1986 – 1987, après 5 ans passés à exercer à la fois son activité de femme de ménage et pratiquer le sport de haut niveau entre 1981 et 1986.
Les choses vont aller naturellement. Après avoir obtenu le diplôme d’aide-soignante, Brigitte travaille au dispensaire de Bourail à partir de 1989. En brousse, il n’y a pas de Stade Numa Daly ni les infrastructures permettant de continuer à s’entraîner à haut niveau.
De plus ses responsabilités au sein du dispensaire sont importantes, il n’y a que deux aides-soignantes à cette époque au dispensaire de Bourail. Elle n’est pas donc pas très disponible
Le temps faisant à présent défaut, Brigitte quitte petit à petit le monde de l’athlétisme, mais continue toutefois à y faire des apparitions. Ainsi, elle est contactée pour les Jeux de Tahiti en 1995 et convaincue de sortir de sa retraite sportive, rejoint à nouveau la sélection Calédonienne pour l’occasion.
Mais pour elle, les années 1990 marquent définitivement une autre époque. L’évolution professionnelle s’accompagne de l’entrée dans le monde bénévole et associatif. Ainsi, très rapidement après son arrivée à Bourail en 1989, elle s’implique un peu partout : elle participe à l’organisation de la foire de Bourail, elle participe aux actions du Centre d’Action Culturelle de Bourail (CACB) mais aussi à celles du Comité Sportif de Bourail (CSB).
La liste ne s’arrête pas là ! Elle devient rapidement membre du Lion’s Club de Bourail : on y aide les personnes en difficulté. Parmi ses grands souvenirs liés aux actions du Lion’s, Brigitte se souvient des 24h du Téléthon, auxquelles elle a participé plusieurs années, mais aussi des moments où le Lion’s a reçu de grands noms du football sur la commune.
Au cours des années 2000, de nouvelles opportunités s’ouvrent à elle. Ainsi, elle occupera les fonctions d’assistante sanitaire au Foyer de Néméara, puis au sein de la mairie de Bourail, elle déploiera son engagement en tant qu’animatrice communale. Flying Brigitte vole vers ce nouveau poste avec brio, s’occupant des centres de vacances. À ce sujet, elle confirme que ça a été une très bonne expérience pour elle puisqu’elle a apprécié le contact avec les enfants et la transmission de ses valeurs à la nouvelle génération.
Toujours en quête de nouveaux challenges, Brigitte continue de s’investir dans la vie associative, notamment avec la Foire de Bourail. Infatigable, il faut mentionner qu’elle a également une expérience en politique, puisqu’elle sera conseillère municipale de 1995 à 2001.
D’abord simple bénévole dans l’organisation de la Foire de Bourail, elle devient membre du bureau de la FEAAB (Foire Exposition Agricole et Artisanale de Bourail) au cours des années 2000, secrétaire, puis trésorière. Elle finira par prendre la suite de Paul Belpatronne en tant que Présidente à partir de l’année 2008.
Pendant plus d’une décennie, elle organisera cet évènement phare de la vie Calédonienne, qui rassemble des milliers de personnes. Naturellement, en s’investissant autant, Brigitte Hardel met de sa personnalité dans l’évènement : toujours pragmatique et proche des réalités simples, elle essaie de rester à l’essentiel.
Ainsi en 2013, interrogée par la presse sur le côté commercial de l’évènement, celle-ci donne le ton en déclarant « La Foire doit retrouver toute sa vocation agricole » : elle n’hésite pas à expliquer à des commerçants souhaitant vendre des vêtements ou d’autres articles que les stands agricoles ou de produits dérivés de l’agriculture et artisanaux sont prioritaires.
La même année la Foire se verra dotée de plusieurs innovations : création d’un pôle touristique pour faire la promotion des activités touristiques à l’attention du public, mais aussi mise en place d’une nouvelle animation : le dressage de chevaux sauvages.
Sensible aux problématiques écologiques, la même année elle déclare également qu’elle souhaite mettre en place un pôle sur les économies d’énergie pour sensibiliser les gens dans ce domaine.
Rien d’étonnant donc à ce qu’à la Foire de Bourail 2015, Brigitte Hardel continue à filer droit sur sa lancée telle la fonceuse qu’elle a toujours été. À nouveau interrogée par la presse, elle déclare alors « Le bio et l’agriculture raisonnée, c’est aussi ce que l’on cherche » : elle tente alors de faire venir des petits producteurs de toute la Calédonie pour aider le maraîchage à survivre et représenter les produits du terroir.
Toute chose ayant une fin, c’est en 2018 que Brigitte quitte le comité de la foire de Bourail. Ayant porté ses convictions fermement pendant plus de 10 ans, elle estime alors qu’il est temps de se chercher de nouveaux défis.
Elle ne quitte pas la vie associative pour autant : toujours investie au Lion’s Club, elle donne également de son temps à la Ligue contre le Cancer et à la Banque Alimentaire.
« J’essaie d’aider les gens tout le temps ».
Avec le temps qui se libère et l’arrivée de la retraite, Brigitte, qui n’aime pas rester sans rien faire, créée alors en 2017 son entreprise d’espaces verts « Bourail H’espaces Verts », qu’elle a voulu rendre inclusive : c’est ainsi qu’elle recrute en priorité des travailleurs handicapés et des gens qui ont perdu leur travail, afin de leur donner l’occasion de gagner leur vie sans rougir.
Décidément jamais à court de challenges, Brigitte Hardel décide également de retrouver le sport en tant que bénévole, mais cette fois dans le secteur du sport automobile : Brigitte avait été témoin de la grande époque des Rallyes Calédoniens des années 1970 et avait alors accroché.
C’est ainsi qu’en 2020, elle rejoint l’équipe qui organise les Rallyes, avant de passer son permis de commissaire de route en 2022.
Comme elle le dit elle-même concernant les Rallyes : « Manger de la poussière, on aime ça ! »
Personnage au grand cœur, femme aux multiples talents et aux 1000 vies qui vit toujours à cent à l’heure, il est difficile de résumer la vie de Brigitte Hardel. Il est toutefois une certitude : elle a été forgée dans le monde de l’athlétisme et c’est avec la dernière grande page de l’athlétisme à laquelle Brigitte a activement participé que nous allons terminer ce portrait.
Contactée pour les Jeux du Pacifique 2011, on lui demande de rejoindre l’équipe des Jeux en tant qu’accompagnatrice. Il s’agit de s’occuper des athlètes, en particulier des mineurs. En effet, comme Brigitte le sait bien, les athlètes doivent se concentrer sur l’entraînement et la routine de vie pour rester affûtés, ce qui rend un soutien indispensable pour optimiser les performances.
Les Jeux de 2011 sont pour elle l’occasion d’excellents souvenirs : la découverte du village sportif créé pour les Jeux (l’actuelle Cité Universitaire à Nouville), les équipes qui se réunissent pour discuter tous les jours avec les athlètes, mais également la découverte d’athlètes d’autres disciplines et de petits jeunes très talentueux. Elle indique avoir adoré découvrir ces gosses avec des étoiles dans leurs yeux.
« C’était très chouette ».
Brigitte avoue avoir beaucoup apprécié les cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux. Son seul regret : ne pas avoir pu regarder tous les sports.
Sa longue carrière aura valu à Brigitte Hardel de très nombreuses récompenses en athlétisme, que ce soit dans le cadre des Jeux du Pacifique ou pour les compétitions au niveau national.
Reconnue pour son parcours sportif par l’Etat, elle a obtenu la médaille de la Jeunesse et des Sports. Si l’obtention de cette médaille était un strict minimum, plusieurs personnes interrogées ont estimé que par rapport à certains sportifs souvent mis en avant, Brigitte a été oubliée.
Peut-être insuffisamment récompensée et mise en avant, il reste indéniable que Brigitte aura marqué l’Histoire du sport calédonien et nous aura laissé en héritage de nombreuses médailles et de nombreux moments forts.
Si au niveau familial, Brigitte Hardel n’a pas eu d’enfants, elle souligne qu’elle s’est systématiquement occupée de ses neveux : ainsi elles les emmène à Poum, faire du camping à Ouano, ou dans diverses activités comme du Karting ou à la piscine.
Parmi ceux-ci, plusieurs petits neveux sont des sportifs accomplis, tels que Joan Hardel-Dolbeau qui a participé aux Jeux en Taekwondo Sportif avant de devenir entraîneur.
Finalement le sport est une grande histoire de Famille, puisque les parents de Brigitte, sa mère, comme son père faisaient également du sport !
Enfin dans le monde sportif, pour Brigitte Hardel c’est Loan Ville qui représente le mieux l’esprit sportif qu’elle a pu incarner. C’est vers elle qu’il faut regarder pour voir tomber de nouveaux records !
Terminons par un morceau de sagesse que Brigitte a bien voulu nous partager depuis sa très riche expérience :
« Aujourd’hui, tout a changé. Il ne faut pas hésiter à s’aventurer, aller découvrir le monde !
C’est plus facile, on peut rester en contact même à l’autre bout de la Terre !
Découvrir le monde, aller à la rencontre de l’autre, ça permet de s’ouvrir l’esprit et d’être plus tolérant à la différence. »
Sources :
- « Les VIIIèmes Jeux du Pacifique Sud : Nouméa – Décembre 1987 », avec le concours de Philippe Godard et de Sylvia Martel.
- « Coeur de Cagous : Les Jeux du Pacifique de 1963 à 2011 », Comité Territorial Olympique et Sportif (CTOS), 2011.
- « De sport en score, l’épopée du sport Calédonien », Ville de Nouméa, 2000.
- La France Australe, éditions des années 1970, Fonds 7J – La Presse Calédonienne – Service des archives de la Nouvelle-Calédonie
- Les Nouvelles-Calédoniennes, éditions des années 1975 à 2020, 4Num 15 Fonds LNC Numérique – Service des archives de la Nouvelle-Calédonie
- Demain en Nouvelle-Calédonie, n°350, édition du 13 Août 2013
- Page Facebook «L’Histoire du Sport Calédonien».
- Chaîne Dailymotion de NC1ère, « Mémoires de Cagou » pour les Jeux du Pacifique 2011.
- Blog des 50 ans de NC1ère - « 1987 : l'année des Jeux du Pacifique à Nouméa ».
- Collection d’archives du CTOS : dossier de presse, photos, livres sportifs...
- Avec la participation du CTOS qui a bien voulu nous autoriser à accéder à leurs archives, merci à eux !
- Avec l’aimable participation de Brigitte Hardel, qui a accepté de nous accorder un entretien et de nous raconter de très nombreuses anecdotes, un grand merci à elle !
(1908-1999)
Lucie Lods naît à Bourail au tout début du XXème siècle. Issue de l’Union de Gustave Lods, instituteur et d’Amélie Trouillot, elle est la petite dernière d’une fratrie de 5 enfants.
Avec son fort caractère, dès toute petite, elle marque sa forte volonté. Ses nourrices, ainsi que sa mère, ont toutes les difficultés du monde à la canaliser et à s’occuper d’elle. Seul Gustave, son père, un homme imposant tant physiquement que par l’esprit semble avoir assez d’autorité naturelle pour Lucie.
C’est ainsi que dès ses deux ans elle se retrouve à accompagner son père instituteur en classe. Celui-ci la garde sous sa surveillance en la laissant au fond de la classe pour qu’elle se tienne tranquille tout en lui disant de s’occuper.
Lucie n’y manquera pas : s’ennuyant vite, elle finit par écouter les cours de son père et utilise l’environnement de la classe à son avantage. À la grande surprise de la famille, ceux-ci découvrent que dès ses 4 ans, Lucie sait déjà lire !
Interrogée, son arrière petite nièce, qui, à 75 ans d’écart porte le même nom, Lucie Lods nous déclare sur celle qu’elle considère en réalité comme une seconde grand-mère : « Elle avait des facilités c’est évident. Elle était brillante, mais son caractère de cochon la desservait : elle n’a pas été aussi reconnue qu’elle aurait dû l’être. »
Nous n’avons malheureusement que peu d’informations sur l’enfance et la jeunesse de Lucie. Ce qui est certain c’est qu’elle a décidé de pousser les études et qu’elle y a mis toute sa volonté.
A une époque où les femmes n’étaient bien souvent que des femmes au foyer ou des religieuses, même les infirmières ou les institutrices n’étaient pas si nombreuses. Hommes ou femmes, dans les années 1900 à 1940, le niveau d’éducation général s’arrêtait à la fin de l’école primaire, avec le Certificat d’Études Primaires.
Au vu de son âge, Lucie a probablement été au collège à partir de la fin 1919 – début 1920, avant de pousser au lycée et de devenir l’une des rares élues à obtenir alors ce qui était un diplôme très prestigieux : le Baccalauréat, qui signifiait que l’on avait été capable de pousser jusqu’à l’enseignement supérieur.
En 1930 par exemple, dans toute la France, on ne recense que 16 353 bacheliers, alors que le pays compte 40 millions d’habitants et centaines de milliers d’élèves.
Après ce Baccalauréat qu’elle a dû décrocher vers 1925-1926, Lucie a déjà décidé qu’elle ne s’arrêterait pas là : elle souhaite devenir médecin. Pas juste une infirmière, le rôle dévolu aux femmes, qui doivent obéir à ces prestigieux messieurs diplômés et les assister : elle sera leur égal car elle en est capable, elle le sait.
C’est une véritable aventure qui l’attend : on ne devient pas médecin en attendant tranquillement à Bourail ou Nouméa. Non. Il faut partir. Lucie prend donc le bateau au milieu des années 1920 pour faire près de 22 000 kilomètres dans un voyage de plusieurs mois, en direction de la métropole.
Quitte à aller en France pour faire de prestigieuses études de médecine, autant voir les choses en grand : ce sera à la capitale, Paris, que Lucie fera son cursus.
Lucie décide de se tourner vers la vie : au cours de ses 8 années d’études pour décrocher le doctorat, elle se spécialise en gynécologie au sein de la Faculté de Médecine de Paris. Grâce aux diplômes et certifications qui ont pu être conservés jusqu’à aujourd’hui par sa famille, nous savons qu’elle a étudié et validé des spécialités comme la dermatologie et la vénérologie.
Elle termine sa formation au cours de l’année 1936, après avoir obtenu son diplôme de médecin le 14 septembre 1936, elle parachève ses formations au moins jusqu’au 22 décembre 1936, date à laquelle elle obtient la Certification liée à la spécialité « Thérapeutique dermato-vénérologie », délivrée par la clinique des maladies cutanées et syphilitiques de l’Hôpital Saint-Louis (qui fait partie de la Faculté de Médecine de Paris).
Après sa réussite, les voyages étant longs, Lucie ne revient pas immédiatement en Nouvelle-Calédonie. Une photo d’elle avec son amie Andrée Collard en Martinique en 1937 suggère qu’elle a pu vouloir voyager et faire des découvertes sur la route du retour vers le Caillou.
En 1938, c’est chose faite : Lucie est de retour, et maintenant, elle est médecin de plein droit.
Encore une fois, dans les années 1930 même en métropole, il est rarissime pour une femme d’exercer la fonction de médecin : celles-ci sont habituellement dirigées vers des rôles d’infirmières ou de sages-femmes, tandis que le prestigieux rôle de médecin lui, est réservé aux hommes.
De fait, Lucie Lods est, en 1938, la première femme médecin de Nouvelle-Calédonie.
Mais ses aventures locales ne font que commencer : elle exercera en Brousse, là où elle a grandi.
D’abord médecin généraliste à Canala, elle reviendra ensuite exercer dans le village qui l’a vu naître, à Bourail. Pendant 7 ans, entre 1938 et 1945, elle voyagera ainsi en Brousse pour soigner les malades et les blessés lorsque ceux-ci ne peuvent se déplacer.
C’est sans doute dans ces années-là que le Docteur Lods vivra cette aventure que sa petite-fille Lucie Lods a bien voulu nous raconter sur sa grand-mère de cœur :
« Elle avait le caractère bien trempé. Il faut dire aussi qu’elle avait vu des choses. Une fois, avec les autres petites-nièces, nous avons demandé à grand-mère des histoires terribles. Nous n’avons pas été déçues, et même été un peu effrayées :
Je ne suis plus sûre si c’était à l’époque de Canala ou de Bourail, mais Lucie Lods faisait des tournées à cheval à l’époque. Elle est arrivée face à quelqu’un de gravement blessé au bras. Celui-ci était tordu dans une direction qui n’était pas naturelle, l’os fracturé.
Très vite la conclusion s’imposait d’elle-même : il n’y avait pas le choix, il fallait l’amputer, ou bien le malheureux allait mourir.
Elle a alors pris la bouteille de Whisky qu’elle avait avec elle, a fait boire le pauvre homme, a versé l’alcool sur la plaie pour désinfecter et s’est mise directement au travail avec ses outils et la scie à os. Le monsieur s’est évanoui de douleur lorsqu’elle a commencé à attaquer l’os.
C’est alors qu’elle m’a confié « Quand il s’est évanoui, il a arrêté de brailler et de gesticuler, et on a enfin pu travailler en paix ». Sur sa grande tante le Docteur Lods, Lucie rajoute « C’était quelqu’un de pragmatique, clinique, s’il fallait faire quelque chose, elle allait droit au but et le faisait. ».
Elle nous confie également que c’était une super grand-mère avec une autre anecdote bien plus tardive : « À côté de ça, nous, les petits-enfants (petits neveux et petites nièces) quand on arrivait chez la vieille Lucie Lods, elle nous gâtait direct : elle nous accueillait avec des saos et une délicieuse confiture d’abricot »
Mais à la fin de la guerre, Lucie n’est pas encore cette mamie/grande tantine à la retraite : en 1945, après ses aventures en Brousse, le Docteur Lods, en raison de sa formation de gynécologue et de son expérience descend sur Nouméa pour rejoindre la maternité de l’Hôpital Gaston Bourret.
Elle y est nommée Chef de Service. C’est là qu’elle effectuera le gros de sa carrière, à la tête des équipes qui verront naître de nombreux petits Calédoniens.
De cette époque, elle a pu témoigner à ses petites nièces qui lui ont demandé comment c’était : « En général, ça se passait bien, c’était pas si difficile d’accoucher ». Comme d’habitude : factuelle et laconique, le Docteur Lods restait très pragmatique, même à la retraite.
Elle exercera en tant que Chef de Service à la maternité pendant près de 20 ans, jusqu’en 1964, âge ou Lucie Lods prendra sa retraite.
Au cours de ses nombreuses années de service, Lucie Lods aura l’occasion de travailler avec d’autres femmes remarquables du monde médical, ainsi elle travaillera notamment avec Mlle Jorda en médecine scolaire, mais également au service social avec Emma Meyer, future fondatrice de l’association Valentin Hauy, qui a également fait l’objet d’un portrait.
Sans enfants, à sa retraite, le Docteur Lods s’investira beaucoup dans l’éducation de ses neveux, nièces et leurs enfants, en particulier une de ses nièces : la grand-mère de Lucie Lods, deuxième du nom.
Cette dernière nous dit d’ailleurs qu’il lui est arrivé de poser la question à Mamie Lucie Lods sur sa vie privée : elle n’avait pas d’enfants, avait-elle connu quelqu’un ?
Mais pour son arrière-petite nièce comme pour nous, cette question restera un mystère : le Docteur Lods a toujours botté en touche et éludé sur sa vie sentimentale. De son métier comme de sa vie privée ne resteront que du concret : le Docteur Lucie Lods ne s’est pas mariée et n’a pas eu d’enfants.
En revanche, lorsque dans les années 1960 – 1970, sa nièce, partie faire sa vie en métropole, se retrouve dans une situation difficile, le Docteur Lods répond présent : enceinte d’un docteur iranien sans se marier avec lui, elle se retrouve à avoir un enfant hors mariage, ce qui est synonyme de honte dans la société de l’époque.
Lucie Lods n’en a cure, sa nièce, comme son petit-neveu méritent tout son soutien et tout son amour.
Aussi, lorsqu’ils viennent en vacances en Nouvelle-Calédonie en 1970, ils sont très bien accueillis. Cela les mènera à revenir s’installer définitivement sur le Caillou en 1972. Et c’est en grande partie grâce à cette générosité que nous avons autant d’informations sur le Docteur Lucie Lods. Son petit-neveu hors mariage n’est autre que le père de Lucie Lods seconde du nom, qui a généreusement accepté de donner son témoignage sur sa grand-mère de cœur.
Poursuivant sur sa grand-mère, celle-ci déclare :
« Pour résumer, c’était quelqu’un d’avant-gardiste, qui cassait les codes : une femme forte, libre, autonome et cultivée. Elle avait une grande collection de livres et une éternelle soif d’apprendre, tandis qu’elle avait su démontrer une grande tolérance et une grande ouverture d’esprit tout au long de sa vie.
A une époque où les femmes se définissaient par leur mari, elle avait tout fait elle-même :
- les femmes ne font pas d’études ? Elle était devenue docteur.
- les femmes ne conduisent pas ? Elle avait passé le permis
- les femmes ne possédaient pas ? Elle avait acheté elle-même sa maison »
Personnage complet, Lucie Lods était sans concession et n’avait pas peur de faire les choses elle-même, de dire les vérités ou de partir à l’aventure et de voyager.
Malheureusement, c’est au cours d’un de ces voyages qu’elle se fera une blessure dont elle ne se remettra jamais vraiment : au cours d’un voyage en bateau pour la France, elle fait une violente chute qui fait qu’elle se casse une vertèbre, une blessure qui lui laissera des séquelles pour le restant de ses jours.
Ainsi la jeune Lucie Lods nous décrit ainsi Lucie Lods l’ancienne dans ses dernières années :
« Elle était petite, fine, mais le dos recourbé à cause de la blessure. Elle avait toujours une Gauloise à la bouche, c’était une fumeuse invétérée. Elle aimait bien se mettre du talc aussi. J’ai encore le souvenir de l’odeur du talc. »
Elle poursuit : « Elle avait l’air sévère, sinon intimidante : tout le monde en avait peur, parce qu’elle était directe, pragmatique et brute de décoffrage.
Mais dans le fond elle était gentille et très aimante… Elle avait toujours le sens de l’accueil et nous gâtait.
Elle aimait bien aller dans son jardin avec son chat Bokassa. »
Si le docteur Lucie Lods n’a pas eu de descendants directs, son arrière-petite nièce, Lucie Lods garde de très bons souvenirs de celle qu’elle considère comme sa grand-mère, à 75 ans d’écart, elle aimait bien le duo qu’elles formaient « Lucie and Lucie ».
Pionnière dans bien des domaines, première femme Calédonienne à être devenue médecin, Lucie Lods aura aidé bien des calédoniens à se remettre de leurs blessures et en aura aidé de nombreux autres à venir au monde.
Si son fort caractère ne l’aura pas toujours aidé à être appréciée à sa juste valeur, il est aujourd’hui temps de rendre hommage et de mettre en lumière le Docteur Lods, une femme forte, indépendante, qui aura su prendre elle-même son destin en main et se faire une place au milieu des hommes.
Sources :
- « 1985 – 2016 – On l’appelait Gaston – Centre Hospitalier Territorial Gaston-Bourret », Jean-Marc Estournes, 2019
- « Hommes de cœur, une mémoire de la santé calédonienne », Ville de Nouméa, 2007
- « Morphologie et sociologie des lycées et collèges (1930-1938) », Histoire de l’éducation, Antoine Prost, 2016
- « Les Grandes Familles Calédoniennes – La Saga Lods », Dimanche Matin, 2000
- Collection Photo du Musée de la Ville de Nouméa
- Collection Photo des Archives de la Ville de Nouméa
- Merci aux équipes du Musée et des Archives de la Ville de Nouméa
- Documents personnels de la collection de Lucie Lods (descendante)
- Avec l’aimable participation de Lucie Lods, qui s’est montrée très volontaire pour réaliser le portrait de sa grand-mère de cœur, nous ressortant les vieilles photos de famille et les anecdotes familiales, un grand merci à elle !
Lina Persan (Carolina Persan, née Carolina Bloc)
(1941 – 2019)
Née Carolina Bloc, Lina Persan est une personnalité bien connue de la région de Païta. Mariée à Maurice Persan, rouleur pour les usines de Poro et Kouaoua, comme son mari, sa vie sera dédiée à la conduite.
En effet, passionnée de la route, celle-ci en fera à la fois son hobby et son métier. On la retrouve notamment lors de la 7ème édition du Safari Calédonien en 1973, courant aux côtés d’une autre Calédonienne, Dominique Laurent. Le duo de pilotes féminin finira à la 14e place du classement général à Voh. Comme souvent, les aventures du Safari Calédonien sont pleines d’imprévus, et ce jour-là, à 21h, les survivants de l’épreuve qui ont réussi à rester sur route sont arrêtés par le directeur de course pour cause de crise de carburant.
Femme aventureuse et pleine de ressources, Lina Persan l’est également dans sa vie de tous les jours : elle est une des premières si ce n’est la première femme chauffeuse de bus de Nouvelle-Calédonie. Possédant son propre baby-car, du nom de ces bus bleus caractéristiques qui ont sillonné les routes Calédoniennes dans les années 1960 – 1980, Lina Persan effectuait les trajets de Brousse : trajets scolaires, mais aussi transports de particulier, parcourant des heures durant les routes et petits sentiers en terre de la Calédonie encore très rurale de cette époque.
Au cours de l’année 1981, le journaliste Alain Merlhiot des Nouvelles Calédoniennes l’accompagne dans son quotidien, l’occasion pour lui de découvrir avec elle ses aventures de chauffeuse routière pleine de chaleur humaine. Le résumé est évocateur : « Nouméa – Hienghène et retour en bus ; avec Lina Persan, seule femme chauffeuse de brousse du territoire : couvrir chaque jour les 400 kilomètres entre Nouméa et Hienghène, c’est ce que fait actuellement Lina Persan, 40 ans, forte personnalité. Elle est la seule femme à conduire les bus interurbains en Calédonie. Nous avons fait la route avec elle. »
Poursuivant sa description, il donne des informations supplémentaires sur la vie quotidienne de Lina Persan : « Le véritable travail de Lina Persan, c’est le ramassage scolaire dans la région de Païta. […] Actuellement, elle remplace M. Chaballe pour trois mois sur le trajet de la côte Est. Lina n’est pas une novice sur les routes de Calédonie. Née sur le territoire, elle le connaît comme sa poche et ancienne pilote de rallye, elle manie le volant de son Mercedes avec dextérité et un sang-froid exemplaire. Passionnée par la conduite, elle a décidé il y a 6 ans de se lancer dans la profession de chauffeur de bus. »
À cette occasion, elle livre son témoignage sur son expérience : « Au début, étant une femme, les autres chauffeurs se méfiaient de moi et rares sont ceux qui m’auraient confié leur car. Puis ils m’ont rapidement jugé et accepté au vu de ma conduite et à présent, je suis certainement une des rares à qui l’on fasse entièrement confiance. […] C’est un métier difficile car l’on doit assurer la ligne tous les jours même les week-ends et jours de fête et la vie de famille s’en ressent énormément. Mon mari est sur mine à Kouaoua et j’ai deux grands enfants qui se débrouillent en mon absence, s’étant habitués à ne pas me voir très souvent. Malgré toutes ces contraintes, j’adore ce métier et particulièrement la ligne sur Hienghène. Le paysage est tellement beau à partir de Houaïlou que c’est un plaisir de rouler au milieu de cette végétation si agréable. Par contre, les ramassages scolaires que j’assume tout au long de l’année en dehors des vacances sont plutôt fastidieux et peu rentables. On ne travaille que quelques heures par jour, et le reste du temps, on se tourne les pouces. La brousse, oui c’est bien, on roule beaucoup, on voit du monde et le fait d’être une femme me donne là un avantage certain pour les contacts humains. Les gens s’assoient souvent à mes côtés pour bavarder et l’on me respecte davantage que la plupart des chauffeurs. »
Grâce au témoignage de ce journaliste, on voit bien que Lina a un caractère bien trempé pour affronter les rigueurs des routes de la Brousse Calédonienne des années 1980 : le passage du Col des Roussettes, les routes sinueuses, la « tôle ondulée », le bus qui vibre devant les aspérités de la route, mais aussi la poussière des camions devant le bus roulant au pas dans le col qui s’infiltre dans tous les recoins du bus et aveugle les passagers comme la conductrice, qui, associé aux grandes chaleurs de l’été calédonien rendent le trajet particulièrement éprouvant.
Véritable aventure pour la conductrice comme pour les passagers, ces trajets, qui relèvent de la seule décision du chauffeur, grand maître de son baby-car rencontrent souvent de petits imprévus qui donnent une dimension humaine au trajet, comme en témoigne ce passage : « [...] et c’est avec plaisir que les deux clients restant acceptent le verre offert par Lina en contrepartie du léger retard sur l’horaire. Nous retournerons par ailleurs sur nos pas de 2 à 3 kilomètres, pour déposer nos deux touristes qui, ne connaissant pas la région, avaient dépassé leur point de chute. »
« C’est l’avantage des cars privés » m’explique Lina « on n’hésite pas à faire quelques détours pour rendre service. Parfois on embarque des gens qui n’ont pas d’argent et qui généralement nous le disent au départ. Plus tard on les retrouve lors d’un autre voyage et certains nous règlent le précédent. D’autres, par timidité ou insolence, tentent de resquiller alors qu’ils n’ont pas le montant du billet. Dans l’ensemble je n’ai pas de problèmes avec les gens et parfois même j’en prends la nuit qui sont tout surpris de constater que je n’ai pas peur bien qu’étant une femme. C’est vrai je n’ai pas peur, du moment que l’on est gentil avec eux, les gens n’ont pas de raison de vous en vouloir. »
À quelques kilomètres de Hienghène où nous arriverons vers 16 heures, nous prenons Véronique et ses deux filles qui reviennent des champs et rentrent à la mission située juste après le village. Le lendemain, on redéposera Véronique au même endroit en repartant sur Nouméa. Comme elle n’a pas beaucoup d’argent, elle non plus, elle donne des cocos germés à Lina en guise de paiement. Celle-ci les plantera en arrivant chez elle, et dans l’affaire, tout le monde en sera satisfait. « C’est souvent que l’on fait des arrangements et comme ce sont des braves gens, ils nous en sont reconnaissants dès qu’ils en ont la possibilité. » »
La conclusion de l’article aussi met bien en perspective la vie de Carolina Persan : « Lina débarque ses derniers passagers et retourne chez elle à 50 km de Nouméa, où avant de se reposer, elle lavera le bus pour le lendemain. Les 385 km de Hienghène qui, pour beaucoup représentent un voyage que l’on ne fera qu’occasionnellement, ne seront une fois encore que l’habituel boulot de la journée de cette femme hors du commun qu’est Lina Persan ».
Cette conclusion admirative a raison : Lina Persan est un personnage hors du commun. De fait, Lina Persan a une autre passion qui la rend tout à fait particulière : elle aime le voyage et elle aime en faire profiter les Calédoniens.
Régulièrement, elle fait financer et organise des voyages guidés en Australie où elle conduit en bus les Calédoniens à la découverte du pays des kangourous. Ainsi, un article beaucoup plus succinct des Nouvelles Calédoniennes nous donne un aperçu de ces voyages organisés :
« Cette année encore, sous la conduite de Lina Persan, 24 personnes de tout âge – le plus jeune avait 6 ans et le plus âgé 70 – sont parties à la découverte de la grande ville australienne. Durant neuf jours, un programme complet avait été mis sur pied, allant de la visite de l’Easter Show, jusqu’à un voyage aux montagnes bleues en passant par les visites du zoo et du parc national. Les adultes du groupe ont même pu aller en une journée jusqu’à Canberra où ils ont visité le musée de la guerre et découvert la capitale de l’Australie. Pour beaucoup d’entre eux, ce voyage organisé par UTA et Opératour était leur première sortie à l’extérieur du territoire, et ils en garderont longtemps un merveilleux souvenir. »
Ils ne sont pas les seuls à en garder de beaux souvenirs. Interrogée bien des années après par la presse, en 2009, celle que l’on surnomme « Madame Voyage » revient sur sa carrière de guide de voyage bénévole aux destinations multiples : l’Australie, mais aussi la Nouvelle-Zélande, Bali, la Thaïlande, la Métropole ou encore le reste de l’Europe…
« Ça a commencé au début des années 1970 avec seize femmes de la tribu de Bangou. On avait fait un tour de Calédonie ensemble et elles voulaient voir autre chose. J’ai proposé de les emmener à Sydney pour la foire de Pâques. C’est comme ça que ça a commencé. »
Également interrogée en 2012 par Marina Minocchi de l’Association Témoignage d’un Passé, elle donne un éclairage supplémentaire sur son initiative d’emmener les femmes de Bangou en voyage : « Bangou c’est tout pour moi ! Quand vous avez vécu cinquante ans là. J’ai fait beaucoup pour les femmes de Bangou, je les ai fait sortir à l’époque où les maris ne les laissaient pas sortir. Et puis un jour, j’ai dit « Bon ben on va partir en Australie ». Les Maris « Non, Non, Non ». J’ai dit « On va partir et c’est tout ! » Et c’est comme ça que j’ai emmené quinze femmes indigènes. »
S’arrangeant pour que tout le monde puisse partir et que le voyage soit financé, Lina trouve de l’argent et avance les sommes pour celles qui ne peuvent pas du tout payer. Si elle a commencé par les femmes de Bangou, le bouche à oreille a vite fait son travail et elle a ensuite étendu son initiative : d’abord les femmes de N’Dé, puis du Col avant de passer à celles de Naniouni, et enfin à toute la Nouvelle-Calédonie.
Et de déclarer dans la plus grande des simplicités : « Et c’est comme ça que depuis trente ans je fais des voyages organisés. Les plus gros voyages, c’est 165 personnes d’un seul coup ! Et maintenant, il y a plein de nouvelles têtes sur les photos »
Véritable globe-trotter sans repos, ces aventures n’ont pas empêché Lina d’élever quatre enfants et de s’impliquer dans le monde associatif, notamment en organisant des bals à Bangou pour la construction de la chapelle.
Lina Persan aura marqué bien des Calédoniens et des Calédoniennes : elle prenait tout le monde dans son bus et les emmenait partout, que ce soit pour leurs petits trajets du quotidien sur le Caillou ou pour aller découvrir le monde dans des road trips plein de surprises !
Cette ancienne pilote de rallye aura pris sur elle de désenclaver les femmes des tribus, d’abord en commençant par la tribu de Bangou où elle a vécu presque toute sa vie, puis ensuite en étendant son action à tous les Calédoniens qui souhaitaient voyager, le tout bénévolement. De nombreux enfants auront découvert les magnifiques paysages du bush australien ou de destinations aussi variées que Bali ou l’Europe.
On peut dire qu’elle aura incarné le destin commun par la route !
Cette femme au fort caractère ne se sera jamais laissée dicter sa conduite et aura incité de nombreuses femmes à voyager. Une façon pour elle de sortir des carcans et de se libérer de leurs limites du quotidien.
Pour toutes ses actions, Lina Persan méritait bien d’être mise en avant et qu’on lui rende hommage. Merci à elle d’avoir tant fait pour des générations de Calédoniens !
Sources :
- Page Facebook «L’Histoire du Sport Calédonien». Post “7ème SAFARI CALEDONIEN 1973 “. Post du 8 octobre 2018.
- Page Facebook «L’Histoire du Sport Calédonien». Post “Tour 1981 le Bouraillais Eugène Hernu vient d'enfiler le maillot jaune “ (Lina Persan lui remet la couronne de fleurs). Post du 27 juin 2017.
- Page Facebook «Association Témoignage d’un passé». Post “Les « babycars » de Nouméa, photographiés en 1968 par un marin de passage à la base navale de la Pointe Chaleix. “ (Commentaire évoquant Lina Persan et son babycar). Post du 3 avril 2024.
- Les Nouvelles-Calédoniennes, éditions des années 1981, 2009 et 2012, 4Num 15 Fonds LNC Numérique – Service des archives de la Nouvelle-Calédonie
- Collection de Marina Minocchi
- Merci à Marina Minocchi d’avoir accepté de fouiller ses archives personnelles pour retrouver ses travaux sur Lina Persan !
Marilyn Russ : une ambassadrice du culturisme en Nouvelle-Calédonie
(1955)
Marilyn Russ, née le 5 avril 1955, épouse Berthomier, est une figure emblématique de la Nouvelle-Calédonie. Son parcours exceptionnel illustre l'harmonie entre sa passion pour le sport et son engagement communautaire. Originaire d'une famille ayant des liens étroits avec les De Greslan et Arrighi, elle grandit sur cette terre riche en diversité, alliant son amour du sport à une volonté indéfectible de promouvoir le bien-être. Son histoire mérite d'être mieux connue car elle incarne une génération de femmes pionnières dans le domaine du culturisme.
Dès son plus jeune âge, Marilyn se distingue par son dynamisme et son goût pour l'activité physique. Sa passion pour le culturisme, un sport qui a émergé comme discipline à la fin du XIXe siècle, se développe dans un contexte où les femmes commencent à s'affirmer dans ce domaine traditionnellement masculin. Elle s'entraîne quotidiennement à la salle « Esthétique corporelle féminine de Magenta » à Nouméa, consacrant une heure et demie par jour à perfectionner son corps et son esprit. Sous l'œil attentif de son coach, Thierry Schmidt, elle développe une force et une détermination qui la mèneront à des sommets inattendus.
En 1980, Marilyn est couronnée « Miss pleine forme », succédant à Michèle Courtot, la première femme calédonienne à recevoir ce titre. Décerné par la revue française « Pleine Forme », ce titre constitue un tremplin pour Marilyn. Elle devient ainsi une ambassadrice de l'excellence physique et de la vision positive du corps. Son succès contribue à l'image de la Nouvelle-Calédonie sur la scène nationale et internationale, montrant qu'une femme peut exceller dans un sport d’hommes.
Le culturisme, qui a débuté au début du XIXe siècle avec des figures comme Eugène Sandow, a connu un essor parmi les femmes seulement à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Marilyn se positionne ainsi comme une pionnière dans ce domaine, inspirant de nombreuses jeunes femmes à embrasser cette discipline. Son engagement va au-delà de la compétition ; elle incarne un modèle de force et de détermination.
Mais Marilyn ne se limite pas au culturisme. Sa passion pour les sports nautiques, comme la natation et le ski nautique, l'amène également à participer à des régates où elle se distingue souvent parmi les premiers. Sa véritable passion demeure la planche à voile, qu'elle pratique avec ferveur, explorant ainsi la beauté naturelle de son environnement tout en cultivant un esprit d’aventure.
Sur le plan personnel, Marilyn est mariée à Michel Berthomier, une figure bien connue du milieu sportif, notamment dans le sport mécanique, la planche à voile et le cyclisme. Ensemble, ils élèvent deux enfants, partageant des valeurs communes autour du sport et du bien-être.
Sa carrière professionnelle débute dans le secteur des finances en 1972, où elle s’impose comme une figure respectée. En 2010, elle est nommée par intérim directrice de la caisse locale de retraites, après avoir été rédactrice principale du cadre d'administration générale de la Nouvelle-Calédonie. Elle prend sa retraite en 2017, laissant derrière elle un héritage d'engagement et de compétence.
Marilyn Berthomier ne se contente pas d'exceller dans ses passions ; elle œuvre activement pour promouvoir le sport et le bien-être. Sa nomination en tant que "Miss pleine forme" est un symbole fort de cette mission, incitant les jeunes femmes à s'affirmer et à adopter un mode de vie actif. En mettant en avant l'importance du sport, elle contribue au rayonnement de son île natale, prouvant que le bien-être physique et mental est accessible à tous.
Le culturisme, ou bodybuilding (« construction du corps », en anglais), émerge au début du XIXe siècle en Prusse, sous l'impulsion de Ludwing Jahn, qui introduit l'entraînement avec des poids après l'interdiction des exercices militaires par Napoléon. Eugène Sandow est l'un des pionniers, popularisant ce sport en Europe à la fin du siècle. L'engouement pour le culturisme féminin débute à la fin des années 70, avec Lisa Lyon devenant la première championne du monde en 1977. Ce contexte met en lumière la Calédonienne inscrite dans les années 80, véritable pionnière dans un domaine historiquement masculin, illustrant l'évolution et la diversification de ce sport. |

Marie-Paule Serve (née Charles)
(1941 - 2011)
Marie-Paule Charles est née en 1941 à Haiphong dans le nord du Vietnam, alors situé dans l’Indochine Française. Son père est Officier dans l’armée française. Sa mère, elle est issue du métissage Vietnamien Français.
Aînée de plusieurs frères et sœurs, elle grandit sur place, mais le pays est en proie à la guerre et à des troubles : d’abord la deuxième Guerre Mondiale jusqu’en 1945, puis à partir de 1945, la Guerre d’Indochine. Lorsqu’à lieu la défaite de Dien Bien Phu en 1954, leurs parents prennent la décision de les mettre à l’abri et les envoient vivre dans leur famille en France, tandis qu’ils restent sur place pour essayer de sauver ce qu’ils peuvent.
A son arrivée en France, Marie-Paule, alors âgée de 13 ans, s’occupe de ses petits frères et sœurs aussi bien qu’elle le peut : la situation n’est pas simple, leur fort métissage leur vaut de subir du racisme et il leur arrive d’entendre des remarques telles que « tous des bridés ».
Au bout de quelques mois, sa mère finit par arriver et décide de rembarquer sa petite famille destination Nouméa : un de ses frères habite sur place, et ils seront mieux accueillis.
C’est donc au milieu des années 1950 que Marie-Paule Charles débarque en Nouvelle-Calédonie, une terre qui connaîtra presque tout le récit du reste de sa vie.
Les débuts ne sont pas faciles : le père ne revient pas avec le reste de la famille et sa mère a du mal à subvenir aux besoins de ses enfants. Pour subvenir au besoin de la famille, Marie-Paule donne de sa personne en travaillant dans le restaurant familial que sa mère ouvre bientôt.
Malgré ces difficultés, Marie-Paule parvient à poursuivre ses études, et même à décrocher son baccalauréat en fin de scolarité, à la fin des années 1950.
Quelques années après, lorsque Yvan Serve, jeune Officier de Marine arrive avec le Jeanne d’Arc en 1961-1962, il rencontre Marie-Paule et ils se marient rapidement. Marie-Paule le suit dans ses affectations. On sait qu’ils ont vécu à Tahiti, puis qu’ils sont revenus en Nouvelle-Calédonie en 1966, date à laquelle elle donne naissance à sa première fille, Vaea, avant de repartir en France où naît son fils Véran en 1968.
De là, ils restent quelques années, avant de revenir définitivement s’établir en Nouvelle-Calédonie en 1972.
Cette période de « vagabondage » comme l’appellera elle-même Marie-Paule Serve plus tard, leur permettra également de découvrir d’autres pays et d’autres cultures, comme le Maroc, où elle développera ses talents dans la peinture, ce qui lui vaudra d’obtenir un prix de la part du Salon des artistes indépendants du Maroc.
Les mémoires familiales de cette époque lointaine étant ce qu’elles sont il est difficile de dire à quelle période précise Marie-Paule Serve a travaillé dans le domaine aérien, mais elle a été quelques années hôtesse de l’air sur l’ancêtre de l’UTA au cours des années 1950 – 1970 : probablement pour la TAI durant la période 1958 – 1962 avant de partir suivre son mari à Tahiti.
Si sur la période 1961 – 1972, Marie-Paule Serve passera la majorité de son temps avec le statut de femme au foyer, cela ne va pas l’empêcher d’être active. Bien au contraire.
Ayant toujours eu la fibre manuelle, Marie-Paule a notamment de sérieux talents en couture et en macramé. Elle était persuadée que des talents typiques comme la cuisine, bien que relevant de clichés sur la femme au foyer, pouvaient être tournés en une force pour faire changer les choses.
C’est avec ce désir de faire évoluer les choses pour les femmes qu’au cours des années 1970, Marie-Paule Serve fait partie des fondatrices de la Fédération Féminine de Nouvelle-Calédonie avec Mme Lafleur, épouse de Jacques Lafleur, qui n’est à cette époque pas encore député.
Marie-Paule deviendra l’un des fers de lance de cette association avant d’en prendre plus tard la présidence. Avec son siège localisé au Shop Center Vata, celle-ci mène de nombreuses actions, afin de soutenir les femmes dans la sphère familiale et professionnelle, mais également en faveur des enfants, en particulier pour la période de Noël.
Concrètement, en l’absence de structure officielle liée à la condition féminine en Nouvelle-Calédonie (nous sommes avant 1979 et la nomination de Wassa Drawilo-Goffinet en tant que secrétaire déléguée à la condition féminine), Marie-Paule Serve et la Fédération Féminine font un travail multi-niveaux, avec différents stages pour jeunes femmes : formation sanitaire, stages « jeune maman » afin d’être mieux préparée à l’arrivée de l’enfant (vie fœtale, diététique, soins du nouveau-né…), stages d’information sexuelle avec des médecins pour expliquer les dispositifs contraceptifs et les risques des rapports non protégés…
De même, la Fédération mène des conférences-débat qui permettent à la fois de mener des débats d’idées mais aussi d’éduquer les personnes venant y assister.
Jeune maman active et pleine de bonne volonté, Marie-Paule parvient dans la même période à se faire recruter en qualité d’animatrice scolaire, un travail pour lequel ses expériences à la maison nourrissent ses idées d’animation pour occuper les enfants.
Elle dira d’ailleurs plus tard à ce sujet :
« Ce sont mes enfants qui, par leur aptitude à la céramique, m’ont donné l’idée de tenter une expérience semblable à l’école de Boulari. Et les gosses de Robinson ont créé leur petit monde maritime sur les murs bétonnés de la cour. »
Parallèlement à ces vocations associatives et professionnelles, la volonté de changement de Marie-Paule Serve l’amène à rentrer en politique.
C’est ainsi qu’en 1977, sous la bannière du RPC (futur RPCR), elle fait campagne pour les élections de l’Assemblée Territoriale. Avec succès, elle devient ainsi l’une des deux premières femmes à rentrer dans cette institution, démontrant que les femmes ont leur place dans la vie politique Calédonienne.
Et elle n’hésite pas à porter haut et fort les idéaux qu’elle défend et les questions de société qu’elle souhaite soulever. Ainsi interrogée par la France Australe juste après son élection elle déclare :
« Si l’on ajoute ces nouvelles fonctions au travail que je fais chaque jour, cela constitue une masse d’activités assez importante. D’autant plus que j’ai à cœur de me documenter sur les lois ayant trait à la condition féminine, à la famille. C’est là, le rôle d’une femme. »
L’échange avec les journalistes se poursuit sur les lois sur la contraception et leurs chances d’être appliquées en Nouvelle-Calédonie :
« Différentes associations féminines locales ont étudié ces lois. Bien sûr, elles se sont prononcées pour le droit à la contraception. Le dossier va bientôt arriver sur les bureaux de l’A.T., il n’y aura sans doute pas d’opposition.
C’est une nécessité. Il faut que la femme se déculpabilise, qu’elle puisse choisir sa vie. Comme on n’a pas le droit d’empêcher tel couple d’avoir de nombreux enfants, il est inconcevable qu’on interdise à la femme de mettre au monde le nombre d’enfants qu’elle se sent à même d’élever et d’éduquer. »
À l’Assemblée Territoriale, Marie-Paule Serve obtient plusieurs responsabilités au cours de ce premier mandat qu’elle occupe en 1977 : elle représente l’Assemblée au conseil d’administration de la SIC, mais surtout, elle est nommée présidente de la commission du travail et des affaires sociales. Elle siège également au sein de nombreuses autres commissions : commission de la coordination de l’action sociale, des secours et des allocations diverses, commission administrative du centre de formation des animateurs de jeunesse. Elle est également désignée membre du comité d’étude et d’information sur l’alcoolisme, du comité des bourses locales et au conseil consultatif de l’enseignement.
Parmi les premières actions prises sous sa mandature, on peut mentionner les pensions de réversion aux veuves et des périodes d’essai plus courtes pour les jeunes issus des CFPR (Centre de Formation Professionnel Rapide) afin qu’ils puissent s’insérer plus vite dans le monde du travail.
Son pied dans la SICNC lui permet d’appuyer la nécessité de donner accès à des logements avec davantage de confort.
Du côté scolaire, depuis longtemps entrée à la fédération des parents d’élèves, Marie-Paule Serve défend la représentativité des parents et obtient pour eux un siège à la commission de la carte scolaire (qui gère les projets de nouvelles écoles), tandis que, trouvant désolant la création de nouvelles écoles sans plateau sportif, elle obtient la création d’une commission des plateaux sportifs afin de pouvoir favoriser l’épanouissement physique des enfants.
En 1978, elle est à la pointe du travail mené par l’Assemblée Territoriale pour réactualiser le code du travail et elle mène plusieurs réformes, notamment l’allongement du congé maternité (il passe alors à 14 semaines de plein droit).
En novembre 1978, des turbulences dans le monde politique mènent à un renouvellement du bureau de l’Assemblée et c’est une majorité de centre-droit avec Jean-Pierre Aifa président qui émerge. Marie-Paule Serve se retrouve ainsi élue 2ème Vice-Présidente de ce nouveau bureau aux côté de Dick Ukeiwe (1er Vice-Président), Jean Delouvrier, Yeiwene Yeiwene, Max Frouin et Pierre Declercq.
Cela l’amène également à présider plusieurs commissions : commission de l’éducation de base, commission pour la qualité de vie.
En avril 1979, elle inaugure le Collège de Wé à Lifou.
Plus tard dans l’année, en juillet 1979, suite à la dissolution de l’Assemblée, de nouvelles élections sont convoquées. Reconduite sur la liste RPCR, Marie-Paule Serve est la seule femme à siéger.
Siégeant notamment au sein de la commission de l’Enseignement, celle-ci travaillera alors sur plusieurs dossiers : l’extension de la scolarité obligatoire à 16 ans à la Nouvelle-Calédonie (sujet qu’elle a déjà tenté de faire avancer au sein de la commission du travail en 1977-1978), mais aussi mise en place des ALEP (Annexes de Lycée d’Enseignement Professionnel) afin d’appuyer concrètement cette scolarité obligatoire à 16 ans, ainsi qu’une réforme du Centre Territorial de Recherche et de Documentation Pédagogique (CTRDP) qui se voit doter d’une cellule de recherche en langues afin d’instaurer l’enseignement des langues vernaculaires au cours de la scolarité.
En ce début des années 1980, Marie-Paule Serve s’investit toujours plus dans la vie politique et associative, ainsi la Fédération Féminine multiplie les actions, en accord avec la volonté de progrès de sa présidente. Ainsi Le bilan de 1980 de la Fédération Féminine relaté par LNC est particulièrement parlant :
« - Chaque année elle offre 1 000 cadeaux de Noël aux enfants les plus démunis du Territoire
- Une centaine de stagiaires ont suivi en trois ans sa formation sanitaire et ménagère.
- Une centaine de stagiaires ont suivi en deux ans des stages de techniques artisanales.
- Elle a proposé à l’Assemblée territoriale la délibération sur la régulation des naissances et la création de centres de planification familiale.
- Elle a mis en place l’Association pour un planning familial et en assure le secrétariat.
- Elle a mené et continue de mener une action positive en faveur des enfants malentendants. »
D’ailleurs les opérations de Noël menées par la Fédération Féminine de Nouvelle-Calédonie ne sont pas isolées géographiquement : les bénévoles de la Fédération partent aux 4 coins du territoire pour en faire profiter les enfants, y compris en tribu, notamment à Canala et Lifou pour les éditions 1979-1980.
Elle n’oublie pas non plus de soutenir les artisans locaux, en particulier les femmes, afin de les promouvoir dès qu’une occasion publique se présente. Ainsi lors de la visite du Président Valery Giscard d’Estaing et de sa femme Anne-Aymone Giscard d’Estaing, c’est Yanti, bijoutière locale qui fabrique des produits réalisés à la main qui accompagnera Marie-Paule Serve représentant la Fédération Féminine afin de lui présenter ses productions.
La Fédération Féminine, toujours sous l’impulsion de sa présidente, mène également la lutte contre l’alcoolisme et tente de pousser des changements de réglementation afin d’éviter des drames, notamment en prônant une meilleure répartition des aides familiales, si possible directement aux mains de la mère de famille.
Enfin, lorsque des situations dramatiques se produisent, tels qu’une catastrophe naturelle ou l’arrivée de réfugiés, la Fédération Féminine répond également présent, par exemple pour les réfugiés du Vanuatu, elle tient une permanence et lance une campagne de dons pour aider les gens dans le besoin.
Si au premier abord cette association semble dépasser de son cadre initial et fédérer d’autres associations (en particulier liées à la condition féminine), il ne faut pas oublier que nous sommes alors dans les années 1980, à une époque loin des réseaux d’aujourd’hui et que la communication n’est pas si facile. Avoir des liens inter-associations est une bonne manière d’obtenir une action globale, ce vers quoi semble tendre la Fédération Féminine sous la présidence de Marie-Paule Serve.
Malgré tout, il faut croire que la Fédération Féminine n’est pas suffisante, puisque Marie-Paule Serve sera à l’origine d’une autre association féminine en Nouvelle-Calédonie : le Soroptimist, section de Nouvelle-Calédonie.
S’il ne sera officiellement créé qu’en 1983 par sa présidente fondatrice, le docteur Jacqueline Dosser, dès janvier 1980, Marie-Paule Serve et d’autres femmes, dont Janine Decamp, donnent l’impulsion pour fonder la branche Calédonienne de ce club qui vise à améliorer la condition féminine à l’international.
Fondé en 1921 par la Californienne Violet Richardson, ce mouvement sort peu à peu des Etats-Unis pour prendre une portée mondiale. La branche française est créée par le Dr Suzanne Noël en 1924 avec 93 autres membres. Suzanne Noël deviendra plus tard la Première Présidente de la Fédération Européenne du Soroptimist.
Aujourd’hui encore, on retrouve sur leur site internet leurs grands axes d’action autour de la lutte pour les droits des femmes :
« Une voix universelle pour les femmes
Des femmes au service des femmes
Un solide réseau international de femmes engagées dans la création de meilleures conditions pour les femmes et les filles dans 5 domaines de programme :
- L’ÉDUCATION DES FEMMES ET DES FILLES
- L’AUTONOMISATION ET LE LEADERSHIP
- LA SANTÉ
- LA LUTTE CONTRE LES VIOLENCES FAITES AUX FEMMES ET AUX FILLES
- L’ENVIRONNEMENT ET LE DÉVELOPPEMENT DURABLE »
Comme action concrète menée par Marie-Paule Serve au sein de Soroptimist, on peut mentionner les Opérations Lait en 1981, en lien avec le club Table Ronde. Il s’agit alors de récolter des dons afin de donner des boîtes de lait et des produits de base aux jeunes mères dans le besoin afin de les aider à garder leurs enfants en bonne santé.
Probablement en lien avec ses attaches en Polynésie lorsqu’elle y a résidé, on retrouve d’ailleurs Marie-Paule Serve invitée par la fondation du Soroptimist de Polynésie le 31 mars 1980. C’est là, l’occasion pour elle de créer des attaches entre les deux branches Soroptimist naissantes, aventure que l’on peut découvrir en lisant l’édition du 23 Avril 1980 des Nouvelles Calédoniennes.
Si la Fédération Féminine a depuis cessé d’exister, le Soroptimist en revanche, a continué ses actions en faveur de la condition féminine : aide aux études pour les femmes, conférences et formations en tribu...
En parallèle de ces actions, Marie-Paule Serve s’investit directement dans d’autres associations en lien avec les droits des femmes. Ainsi en mai 1981, elle est élue au poste de Vice-Présidente au bureau de l’Association pour un Planning Familial en Nouvelle-Calédonie, aux côtés de Wassa Drawilo-Goffinet, qui en est trésorière adjointe, en plus d’être déléguée à la Condition Féminine en Nouvelle-Calédonie.
Aux côtés d’autres femmes investies en faveur de la condition féminine, comme Madame Cherrier, elles s’organisent alors en équipes bénévoles pour faire le tour des quartiers périphériques de Nouméa et sensibiliser sur le terrain. Elles obtiennent également un rendez-vous mensuel à la télé : l’émission Le Magazine Féminin, sur FR3, qui aborde les questions liées aux femmes mais aussi à la famille, l’enfance ou la contraception par exemple.
Femme d’engagement, Marie-Paule Serve n’a pas peur de la confrontation, quitte à se créer des adversaires politiques et à susciter la polémique. La presse de l’époque se fera plusieurs fois l’écho de ses prises de becs avec ses pairs masculins.
En 1982, après de nouvelles péripéties politiques et n’hésitant pas à montrer son désaccord en votant du côté FNSC ou FI lorsque les mesures qu’ils proposent lui semblent progressistes, Marie-Paule Serve finit par faire sécession avec le RPCR. « Sans étiquette », isolée politiquement, elle perd en influence au sein de l’institution, mais demeure respectée de ses anciens adversaires politiques.
Pour illustrer ces épisodes fulgurants, une de ses déclarations sera d’ailleurs mise en avant lors de la motion de censure du gouvernement en juin 1982, évoquant la crise que traverse l’Assemblée, elle évoque nombre de ses collègues en ces termes : « Trop d’hommes incapables ».
Elle décidera d’aller au bout de son mandat politique et continuera en tant qu’indépendante à essayer de pousser les causes pour lesquelles elle a toujours travaillé. Cela lui vaudra sans doute d’être remarquée, puisque Georges Lemoine, alors secrétaire d’État aux DOM-TOM décide d’inviter Marie-Paule Serve pour la table ronde de Nainville-les-Roches le 12 Juillet 1983.
On la retrouvera également, cette année-là, au sein de la commission permanente de l’assemblée pour travailler sur plusieurs sujets : régime de primes au code local des investissements, intégration de la Clinique de Nouméa au CHT, financement des infrastructures médicales, ou encore prêts à des entreprises comme la SODACAL pour développer des filières en Nouvelle-Calédonie.
En 1984, avec les nouvelles élections à l’Assemblée territoriale et le début des évènements, Marie-Paule Serve ne se reconnaît plus dans ce monde politique polarisé par les extrêmes. Fatiguée des querelles politiques et de la guerre informationnelle, elle préférera abandonner pour de bon le monde politique.
Personnalité un peu tombée dans l’oubli, la suite de son parcours est moins connue. D’après ses enfants, après 1984 Marie-Paule Serve s’est beaucoup recentrée sur la vie associative et a continué sa promotion de la formation professionnelle, des arts mais aussi des activités manuelles.
Plusieurs informations non vérifiées nous ont été données à son sujet : ainsi elle aurait contribué à la mise en place de la filière aquacole et des premières fermes de crevettes au cours des années 1980, tandis qu’au cours des années 1990, elle aurait fait partie des moteurs d’un mouvement associatif pour l’incinération en Nouvelle-Calédonie (peut-être l’Association Crématiste de Nouvelle-Calédonie (ACNC), aujourd’hui dissoute).
Elle trouvera un travail dans l’Office Notarial de maître Meyer, au sein duquel elle continuera sa carrière quelques années.
Marie-Paule Serve décèdera le 13 mai 2011, de manière assez confidentielle.
Elle laissera derrière elle ses deux enfants Véran et Vaea, et plusieurs petits-enfants.
Peu reconnue du fait de son fort caractère et de ses choix politiques, Marie-Paule Serve a pourtant porté de nombreux combats et aidé à faire progresser la société Calédonienne pour une meilleure prise en compte des femmes et des enfants, tout en prônant un respect mutuel et une certaine conception du vivre-ensemble.
Retournée à la simplicité, sa mémoire s’est progressivement effacée. Pionnière avec Edwige Antier à l’Assemblée territoriale en 1977, elle a ouvert la voie de la politique à toute une génération de femmes, tout en s’investissant à bras le corps pour le monde associatif.
Marie-Paule Serve méritait bien un portrait et un hommage.
Sources :
- Journal du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, N°2, Janvier 2015.
- 7 J, La France Australe, Service des Archives de la Nouvelle-Calédonie, éditions des années 1977 à 1979 (7J394 à 7J413)
- Les Nouvelles-Calédoniennes, éditions des années 1977 à 1983, 4Num 15 Fonds LNC Numérique – Service des archives de la Nouvelle-Calédonie
- Page Facebook du Soroptimist.
- Site internet du Soroptimist.
- Histoire du Soroptimist International.
- Histoire du Soroptimist Français.
- Les Nouvelles Calédoniennes du 25/11/2020, « Les femmes ne doivent pas avoir peur de témoigner car il faut que ça s’arrête »
- Article sur Nainville-les-Roches sur internet.
- Un grand merci à la Famille Serve (Vaea et Veran Serve) d’avoir accepté de répondre aux questions et de nous avoir aiguillé sur la saga familiale avec les aventures de Marie-Paule Serve.
Antoinette Sautron (Ex Kabar)
(1907 - 1971)
Antoinette Sautron est née à Bayes, dans la région de Poindimié, en 1907. Fille de Gabriel Sautron et de Louise Volcy, elle est l’aînée d’une grande famille de 10 enfants. Elle grandira dans la région de Monéo à Ponérihouen et ira à l’École des Sœurs à Bourail.
Devenue adulte, elle se marie avec Calixte Kabar vers la fin des années 1920, avec lequel elle vivra pendant plus d’une décennie, mariage qui leur donnera 7 enfants. Antoinette Sautron devient Antoinette Kabar.
L’Histoire qui va faire connaître Antoinette Sautron débute en 1944, lorsqu’elle va prendre la décision de quitter le domicile conjugal et de s’en aller avec ses enfants pour se séparer physiquement de Calixte Kabar, qui n’accepte pas la demande de divorce.
Elle part alors pour Paama, dans la région de Poindimié, où elle a des attaches familiales, notamment son beau-frère, Elie Babin, marié à une des sœurs d’Antoinette et maire du village. À Paama, elle s’installe sur la propriété de Monsieur Goujon qui lui offre de s’installer sur un terrain non mis en valeur.
Elie Babin, afin d’aider Antoinette à s’émanciper et à s’assurer des revenus, lui trouve alors du travail dans le petit internat de Poindimié, poste qu’elle commence à occuper en 1945. C’est là, le début des aventures de « La mère Antoinette », qui va vite se retrouver en matriarche naturelle des enfants sous sa charge.
Ce petit internat municipal est en fait l’un des plus vieux bâtiments de Poindimié, construit à côté de la poste en 1925. Modestement il sert alors à accueillir les enfants du primaire de la région.
Antoinette vit avec ses propres enfants sur place et s’occupe déjà de ces jeunes élèves de l’école primaire comme s’ils étaient les siens. Ces premières années à déjà connaître une famille élargie éveillent probablement en elle une vocation.
En effet, après plusieurs années, lorsqu’elle se sent suffisamment à l’aise dans ce qui est sa nouvelle maison et sa nouvelle vie, Antoinette décide de passer un coup d’accélérateur face à l’injustice et au manque d’amour qu’elle constate. Elle commence alors à récupérer et accueillir chez elle les jeunes délaissés de la région, enfants et adolescents, souvent des jeunes de fratries en difficulté familiale et sociale.
Antoinette, en croisade contre l’abandon de ces gamins, est de plus en plus connue dans la région. La « mère Antoinette » devient une figure locale et son nom « Antoinette Kabar » commence à se répandre comme une traînée de poudre.
Antoinette parvient à divorcer en ce début des années 1950 et donne une autre dimension à son action, au-delà de ses fonctions à l’internat municipal et redevient Antoinette Sautron.
Mais les gens du village et de la région ont pris le pli : tout le monde l’appelle Antoinette Kabar.
Enfin, pas tout à fait. Ce n’est que lorsque l’on veut dire son nom en entier qu’on l’appelle Antoinette Kabar, mais au cours des années, Antoinette s’approchant de la cinquantaine et devenant de plus en plus reconnue pour prendre soin des enfants devient « La Vielle Nénette » ou encore « Tantine et ses gosses », tant elle prend soin d’eux et n’est jamais loin des enfants recueillis qu’elle chérit comme les siens.
Laeticia Calvez, une des filles d’Antoinette Kabar, lui rendant hommage dira plus tard à son propos :
« À Poindimié même, le prénom d’Antoinette Kabar ne correspond pas très bien à la personnalité de celle qui fût l’âme et l’animatrice de cette maison. Parlez de la « Vielle Nénette » ou de « Tantine et ses gosses », et tous ceux qui l’ont connue sauront immédiatement de qui on parle.
Si le terme de « Vieille » peut choquer les non-initiés, il faut savoir que sur la Côte Est, l’adjectif « vieux » ne s’attribue qu’aux personnes d’un certain âge certes, mais surtout, aux personnes sages et respectées de la communauté toute entière.
Petit bout de femme presque aussi large que haute, une éternelle cigarette fichée au coin des lèvres, un foulard noué derrière la nuque, une robe toute simple en tissu léger, immanquablement entourée d’une nuée d’enfants : il n’y avait qu’une seule « Vieille Nénette » sur la Côte Est. »
Au cours des années 1950, la population d’enfants qu’elle accueille chez elle explose, montant à une puis deux dizaines d’enfants, en parallèle de son action à l’internat municipal. Sur les deux sites, Antoinette est partout, elle prend soin des enfants en permanence. Elle commence à avoir un soutien de taille : ses propres enfants.
En effet, ceux-ci ont bien grandi et arrivant à l’âge adulte, ils décident d’aider leur mère dans son action pour les jeunes enfants, chacun à leur manière. Ainsi parmi les plus âgés de ses 7 enfants, Yvan devenu éleveur de bétail, ramène des pièces de viande, tandis que Daniel, devenu agriculteur, ramène des produits de la terre.
Eliane, une autre de ses filles, devenue secrétaire de mairie, apporte également son soutien à sa façon, que ce soit pour les démarches administratives ou avec d’autres petits coups de mains.
Il faut mentionner un autre grand nom féminin calédonien dans l’Histoire d’Antoinette Sautron : Emma Meyer, infirmière, alors première assistante sociale de Nouvelle-Calédonie, qui parcourt tout le territoire afin de trouver et d’aider les enfants délaissés.
De fait, Emma connaît bien la région de Poindimié et surtout Antoinette, qu’elle a vu commencer dès 1952 à accueillir des enfants de familles modestes et éloignées, les traitant comme ses propres enfants, leur offrant gîte, couvert, éducation et bonté d’âme.
Devant ce cœur d’or et cette volonté d’acier, Emma Meyer (qui est de la même trempe, nous vous invitons à aller découvrir son portrait), impressionnée, sait qu’elle a trouvé là la cheville ouvrière de son action dans le nord : lorsqu’Emma lance l’Association pour la sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence en Nouvelle-Calédonie (ASEA-NC) en 1958 (avec le soutien de la CAFAT, du Territoire et du Service Social), le premier établissement qu’elle fait ouvrir est la maison d’accueil d’enfants de Poindimié que tient alors Antoinette.
L’internat municipal de Poindimié est transformé, passe sous la gestion de l’ASEA-NC et Antoinette Sautron en devient alors officiellement Directrice et Animatrice. Il s’agit là principalement d’une reconnaissance, puisqu’elle effectuait déjà informellement toutes les fonctions liées à ces postes lorsqu’elle tenait l’internat.
Dans le même temps, le grand internat de Poindimié est construit en 1961. En combinaison avec la maison tenue par Antoinette, ces structures permettent d’améliorer significativement la prise en charge de l’enfance dans la région !
Cette nouvelle période des années 1960 voit à la fois de la continuité et des changements se produire : continuité dans l’action et l’accueil des enfants, dans le soutien qui est apportée à Antoinette tant par ses enfants que par les gens du village et des tribus alentours, mais aussi changements avec des renforts supplémentaires, notamment sa fille Anne-Luce Graziani qui devient animatrice au sein de la maison, et un début de reconnaissance officielle de l’action menée. Antoinette devient ainsi Chevalier du Mérite Social en 1962.
Interrogée, Laeticia Calvez, la plus jeune des filles d’Antoinette, qui approche alors la vingtaine et fait des études dans l’enseignement raconte :
« Au début il n’y avait pas beaucoup de gosses. 12, peut-être 15 gosses. Mais avec le temps on a commencé à en avoir des dizaines.
En ce qui nous concerne, nous, les enfants d’Antoinette, présents dans l’aventure dès le début, on ne réfléchissait pas, on était là, on aidait notre mère à prendre soin de tous ces gosses. Un vrai travail d’équipe : Yvan nous ramenait de la viande, Daniel des produits de la terre.
Mes aînés n’avaient pas eu la chance d’être très instruits, et n’avaient pas pu faire des études, mais ils travaillaient dur.
C’est grâce à eux que j’ai pu faire mes études. Ils nous ont permis cette possibilité en nous donnant ce qu’ils avaient.
Pour la Maison d’enfants c’était pareil : ma mère Antoinette avait ça dans le sang, elle prenait soin naturellement de tous ces enfants comme si c’était les siens. Elle éprouvait réellement de la tendresse, de l’amour maternel pour ces jeunes, qu’ils soient tout petits ou qu’ils soient devenus jeunes majeurs.
Ils le ressentaient et le lui rendaient, même si c’était des enfants terribles aux enfances brisées qui faisaient parfois les 400 coups.
Elle faisait un travail dantesque, dont j’ai plus tard compris toute l’ampleur lorsque j’ai tenu la Maison d’enfants pendant quelques années, au début des années 1970 : quand j’ai pris la Maison, le plus jeune des enfants avait à peine 15 jours, tandis que le plus âgé avait 21 ans ! Il fallait être capable de gérer tout ça.
Si ma mère faisait preuve d’un dévouement sans faille, quitte à s’en ruiner la santé, il faut avouer qu’elle a eu beaucoup de soutien. Nous, ses enfants, bien sûr, mais également toutes les personnes des alentours qui venaient nous apporter leur soutien. Il n’était pas rare que des vieux de la tribu viennent nous apporter du poisson ou des fruits, et c’est pareil pour les gens du village et de la région.
Pour nourrir autant de bouches, ce n’était pas de trop ! Au plus fort, la maison a accueilli jusqu’à 50 enfants, je ne sais pas si vous imaginez !
C’était simple à l’époque : il n’y avait pas de psychologue ou de fonction trop administrative, on en restait à l’essentiel avec ma mère. Elle traitait les enfants avec amour et respect, on faisait pareil, et ils en ressortaient avec de l’estime et des valeurs.
Tout le monde mettait à la main à la pâte, c’était une bonne éducation, le fruit d’un vrai travail d’équipe ! »
Antoinette se donne vraiment corps et âme pour les enfants, en fait ses enfants. Tous les jours de l’année, sans exception, sans jamais prendre de vacances, elle continue à s’occuper de chacun des enfants sous sa garde. Elle mène une veille vigilante et permanente, sans jamais abandonner la tendresse, qui était sa marque de fabrique.
Dans cet esprit, elle sortait le moins possible de son fief et ce sont les gens qui venaient à elle : sa maison était toujours ouverte à tous, gens du village, des tribus ou même citadins de Nouméa, anonymes ou importants qui passaient par Poindimié, tous sans distinctions pouvaient venir lui rendre visite.
Ainsi dans un hommage à Antoinette Sautron on peut lire ce passage qui illustre bien son quotidien :
« À l’heure où les plus jeunes rentraient de l’école, elle regagnait la maison et s’installait au milieu des bâtiments, généralement assise sur l’une des terrasses, et là… ceux qu’elle n’avait pas encore vus venaient papillonner autour d’elle et raconter leur journée.
L’heure du repas venait vite, elle se retirait dans sa cuisine, où elle dînait rarement seule, car elle avait table ouverte. Mais sa journée se s’arrêtait pas là : au lieu de s’isoler dans ses appartements, elle regagnait pour la nuit sa chambre qui se situait au milieu des dortoirs où dormait la cinquantaine d’enfants de sa grande famille. »
Ou encore dans un autre hommage :
« D’aucuns gèrent leur boutique assis derrière un bureau. Elle, menait avec compétence sa petite troupe de son jardin qui jouxtait la rue. Ainsi, chaque jour, comme une mère poule suivie de ses poussins, elle grattait la terre qu’elle aimait tant et trouvait là les moments propices aux long échanges avec « ses gosses », mais aussi avec les passants qui s’arrêtaient pour la saluer. Nombreux sont ceux qui lui racontaient leurs soucis, leurs projets, mais venaient aussi chercher l’avis éclairé du sage.
Elle avait le temps et le goût des discussions émaillées de longs silences… L’écoute était sa principale qualité.
Située au coin du hall séparant les chambres des garçons de celles des filles, sa chambre était un point stratégique contrôlant les va et vient de la maison. Seul un rideau en masquait l’entrée : sa porte ne se fermait jamais.
Dans la soirée, alors que les petits dormaient déjà, assise sur son lit, c’était le moment des confidences des plus grands qui se disputaient le privilège de lui brosser les cheveux ou de lui faire les ongles. Ces séances n’étaient que prétextes à prolonger le contact avec « Tantine », à régler les petits problèmes, à dédramatiser les petits maux de chacun, mais aussi à parler de l’avenir. Les grandes théories fumeuses des grands thérapeutes, elle ne connaissait pas.
C’était avant tout une femme de terrain, des « choses simples de la vie », du vécu, du senti… et son éducation, faite de contacts, de regards, mais avant tout de beaucoup d’amour, lui conférait son incroyable efficacité »
Une efficacité reconnue officiellement, puisque déjà Chevalier du Mérite Social depuis 1962, Antoinette Sautron devient Titulaire de l’Ordre National du Mérite le 21 Avril 1966.
José Toujas, petit-fils d’Antoinette Kabar et sa mère madame Eliane Cazautet (née Kabar), interrogés nous ont également parlé de cette époque :
« Moi, ma grand-mère est morte quand j’avais 11 ans, mais j’ai eu le temps de connaître la maison et les enfants accueillis. Il n’y avait pas de favoritisme, elle ne faisait pas la différence entre ses propres enfants, ils l’appelaient tous « tantine ». Ils avaient beau faire 1m90, si Mamie sortait la salsepareille et la trique, je peux vous dire, ça tremblait.
Mais qu’est-ce qu’elle les aimait ses gosses. Je me rappelle une fois, ils avaient creusé un tunnel pour aller chez Mr Aubry pour voler ses letchis, mais l’un d’eux avait fait tomber une sandale en plastique. Lorsque Mr Aubry est venu demander réparation avec pour preuve la chaussure perdue, Antoinette s’est interposée et a dit « je paye s’il faut », en protectrice. »
Sa maman Eliane se rappelle :
« Pendant 3 ans ma mère a travaillé gratuitement pour les enfants qu’elle accueillait. Nous, ses fils et ses filles, on aidait ma mère pour payer, pour pouvoir nourrir les enfants. Les gens venaient à la maison et lui amenaient des produits de la chasse et de la terre, des citrouilles, des ignames…
Tout le monde était gentil avec elle et appréciait ma mère. Les gens apportaient aussi parfois des vêtements, des robes, …
C’est d’ailleurs pour ça que toutes les filles passées par la maison connaissaient la couture : elles l’avaient apprise avec maman.
Les gens des tribus aussi, je me rappelle ils apportaient des produits de la mer, leur pêche du jour pour que maman puisse cuisiner à tout le monde de bons plats.
Je ne veux pas vanter ma mère, mais c’est une sainte femme. Elle a beaucoup donné. »
José rajoute : « Oui elle donnait tout le temps, toujours à fond, sans compter, et sans se préserver. Pour moi, quand je la voyais, ma grand-mère était très fatiguée, elle était usée en avance par l’âge. »
Antoinette Sautron vit pour ses enfants, et ne se ménage pas. Ne prenant jamais de vacances et donnant de sa personne sans compter, elle tombe malheureusement malade sur la fin de sa vie alors qu’elle souhaite poursuivre son action.
Décédée en 1971, l’éloge funèbre du Capitaine Dubois, alors représentant de l’Association pour la Sauvegarde de l’Enfance lui rend hommage lorsque la maison est renommée en son honneur :
« Antoinette Sautron-Kabar a été une femme au grand cœur… Sa vie fut simple et droite. En dépit des obstacles accumulés sur la route, elle a été vouée, sans arrêt, jour après jour, aux tâches familiales et sociales.
[…]
Sa disparition laisse un grand vide dans la maison qu’elle dirigeait et prive les enfants, « ses gosses » de la tendresse vigilante de « tantine ».
[…]
L’association pour la Sauvegarde a décidé de baptiser de « Foyer Antoinette Sautron Kabar », la maison d’enfants de Poindimié pour rappeler à la postérité le souvenir de cette femme au grand cœur. »
Ayant lieu à Monéo, les obsèques d’Antoinette Kabar réunissent alors plus d’un millier de personnes, venues de Houaïlou, Poindimié, de bien d’autres communes de l’intérieur et même de Nouméa, preuve s’il en est que son action était reconnue par ses contemporains.
Prévu pour s’appeler « Foyer Antoinette Sautron Kabar », le foyer s’appellera finalement « Antoinette Kabar », sans y faire figurer le nom de Sautron, qu’Antoinette avait pourtant repris. Les héritiers de sa mémoire mèneront une veille vigilante pendant plusieurs années, évitant même à une occasion que la maison ne soit renommée « Maison Kabar », une action qui aurait eu le malheur d’effacer l’identité d’Antoinette Sautron, alors même qu’il s’agit là de son héritage.
Après le décès brutal d’Antoinette Kabar, il faut quelqu’un qui connaisse le terrain pour pouvoir s’engager. Emma Meyer, toujours impliquée, vient alors trouver la fille d’Antoinette, la jeune Laeticia Calvez, qui vient alors à peine d’accoucher :
« Tu prends ton gosse sous le bras et tu viens t’occuper de la Maison. »
Laeticia Calvez, enseignante, inspirée par sa mère et qui a décidé de suivre une carrière en lien avec la prise en charge des enfants en difficulté, est en effet la personne idéale pour reprendre à la volée la tâche immense que tenait à bout de bras Antoinette.
Reprenant le flambeau, Laeticia tiendra la maison pendant 3 ans, jusqu’en 1974, avant de passer le relais aux fonctionnaires et à l’administration :
« Déjà quand je suis arrivée après le décès de ma mère, le statut de la Maison changeait un peu. J’étais moi-même fonctionnaire et l’on m’a détachée afin que je puisse reprendre le poste de directrice et d’animatrice qu’occupait ma mère.
J’ai bien vite compris qu’il n’y avait que ma mère, hors normes, qui pouvait faire ça, traiter tous les gosses comme une grande famille XXL qui allait du nourrisson au jeune adulte de 21 ans, et leur donner autant d’amour en les traitant comme ses propres enfants.
En devenant moi-même mère de mes propres enfants, j’ai bien compris que je ne pourrais pas remplacer ma mère pour toujours : je n’avais pas son dévouement et son abnégation. C’est tuant. Il faut être en permanence disponible et être sur tous les fronts. J’ai fait ça quelques années, mais je n’aurais pas pu tenir dans la durée.
Surtout, je souhaitais pouvoir prendre soin de mes propres enfants, les voir grandir et m’occuper pleinement d’eux. Sur la période où j’ai tenu la maison, j’ai été plus absente pour eux que je ne l’aurais souhaité.
Cela vous donne idée de l’ampleur de la tâche, que de s’occuper des dizaines d’enfants de la grande famille qu’avait constitué ma mère. »
Laeticia Calvez continuera à être impliquée dans la sauvegarde de l’enfance en général et prendra soin d’autres enfants en intégrant d’autres structures, mais elle continuera également à veiller sur l’héritage et la mémoire de sa mère, revenant rendre visite à la Maison d’Enfance et participant activement aux évènements qui rendent hommage à son action.
Une autre des filles d’Antoinette, Marie-Luce Graziani dit « Cornélie », qui fut présente dès le début de la création de la maison d’enfants et une des premières animatrices dès les années 1960, continuera à travailler au sein de la maison toute sa vie, jusqu’à son décès en 2004.
Lorsque la Maison d’enfant était encore active, côté service administratif, à l’entrée, une plaque commémorative à son effigie était installée à en l’honneur de cette femme volontaire et humble qui, dans l’esprit des valeurs de sa mère Antoinette, fut une figure charismatique dévouée aux enfants.
Les enfants qui ont connu sa générosité lui rendront encore une fois hommage pour les 40 ans de sa disparition, le 27 Juin 2011, en se réunissant à Monéo, là où elle avait été enterrée. Une cinquantaine d’anciens pensionnaires parleront de celle qu’ils appellent affectueusement « la grand-mère » et du vécu qu’ils ont eu avec elle, élevés dans une grande famille, comme Jean-Yves Malejac, alors membre du conseil d’administration de l’Association pour la sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (la même association qui avait soutenu Antoinette Kabar dans les années 1950 – 1960), qui disait :
« Le plus important dans une famille, ce ne sont pas les liens du sang, mais ceux du cœur ».
Hélas pour l’héritage qu’avait laissé derrière elle Antoinette Kabar, en 2019 faute de financement, la Maison Antoinette Kabar finit par fermer, laissant derrière elle un grand vide : Poindimié et la côte Est se retrouvent sans structure d’accueil pour les jeunes enfants et les femmes en difficulté.
Une bien triste conclusion, après tant d’efforts et tant d’années.
Parmi les hommages qui ont pu lui être rendus, l’un, du temps où la Maison Antoinette Kabar était encore en service est particulièrement parlant :
« En empruntant la route qui longe la Mairie de Poindimié, sur son flanc gauche, le voyageur passera obligatoirement devant le centre d’enfants de la Sauvegarde de l’Enfance et se demandera sans doute en lisant la façade : « MAISON FAMILIALE ANTOINETTE KABAR » - Qui était cette Femme ? »
Si la Maison Antoinette Kabar a aujourd’hui cessé d’exister, l’impact de l’action de cette grande femme, Antoinette Sautron, qui a su faire don d’elle-même et de tout ce qu’elle avait à donner pour toute une génération d’enfants qu’elle a su remettre sur le droit chemin avec tendresse et amour quitte à s’en ruiner la santé, est plus que significatif : Antoinette elle-même a su prendre soin de dizaines si ce n’est de centaines d’enfants tout au long des 26 ans de dévouement qu’elle aura accordé aux enfants qui passaient par l’internat puis par sa maison, tandis que la maison qu’elle laissera en héritage aura fonctionné presque 50 ans après sa mort, de 1971 à 2019, avec certains de ses enfants continuant à contribuer à son œuvre, comme Laeticia Calvez qui aura tenu la maison pendant plusieurs années, ou Marie-Luce Graziani qui aura été animatrice au sein de la maison toute sa vie jusqu’à son décès en 2004.
Cette grande femme, qui a su se donner sans compter pour les enfants méritait bien un hommage.
Notons qu’en lien avec les souhaits exprimés par sa famille, ceux-ci souhaitent se rappeler d’Antoinette avec son nom de jeune fille : Antoinette Sautron, nom qu’ils préféreraient voir figurer sur tout hommage à celle qui fut « La vieille Nenette ».
Sources :
- « Histoire de la commune de Poindimié depuis 1945 », De Anne Audoin-Berode, Les élèves de la 3ème année de l'A.L.E.P. de Poindimie, C.T.R.D.P., années 1980 (pas de date précise inscrite sur la publication).
- La France Australe, éditions des années 1960 - 1970, Fonds 7J (7J337 et 7J359)– La Presse Calédonienne – Service des archives de la Nouvelle-Calédonie
- Les Nouvelles-Calédoniennes, éditions des années 2011 et 2020, 4Num 15 Fonds LNC Numérique – Service des archives de la Nouvelle-Calédonie
- Sud Pacific, n°147 du 10 Juin 1966, Fonds 7J (7J425)– La Presse Calédonienne – Service des archives de la Nouvelle-Calédonie
- Collection d’archives personnelle de José Toujas et Eliane Cazautet
- Collection d’archives personnelle de Laeticia Calvez
- Avec l’aimable participation de José Toujas et Eliane Cazautet qui ont accepté de nous accorder un entretien, de nous raconter des anecdotes et de nous retrouver des archives familiales, merci à eux !
- Avec l’aimable participation de Laeticia Calvez, qui a accepté de nous accorder un entretien et de nous autoriser à accéder à ses archives personnelles, merci à elle !